La luxueuse maison d'Hamanas brillait
de tous ses feux. Ce dernier recevait un invité de marque, Youssouf Pacha,
le gouverneur de l'île. La table était chargée des mets
les plus délicats et des vins les plus fins, et dont l'hôte se
délectait. Ce qui le mettait dans d'excellentes dispositions pour écouter
d'une oreille favorable les doléances d'Hamanas.
Ce dernier se plaignait en effet
de la concurrence des négociants juifs. " Ils portent préjudice
à mon commerce ; ils attirent à eux mes meilleurs pêcheurs
en leur offrant des rémunérations plus élevées,
ce qui m'oblige à faire de même dans la même proportion afin
de ne pas les perdre. Cela ne peut durer, il faudra mettre vu terme à
cette concurrence ruineuse pour moi! "
Et pour donner plus de force à
ses paroles, Hamanas ajouta que si le gouverneur l'aidait à se débarrasser
des négociants juifs, il l'associerait à ses affaires. C'était
un argument de poids auquel Youssouf Pacha n'était pas insensible.
LE FILS D'HAMANAS DISPARAIT
Youssouf Pacha haïssait les
juifs au moins autant qu' Hamanas. Mais comment se débarrasser d'eux,
cela était une autre affaire. On vivait au 19ème siècle,
non au Moyen Age. Expulser des citoyens laborieux et honnêtes sous le
seul prétexte qu'ils étaient juifs était impensable.
S'il pouvait trouver une accusation
plus sérieuse, ce serait différent. Mais qu'inventer ?
A ce moment, une servante entra précipitamment.
Son visage était très pâle et elle tremblait de tous ses
membres ; visiblement elle était en proie à une grande émotion.
Hamanas et son hôte se dressèrent
d'un seul mouvement. Au prix de grands efforts, la servante put à peine
balbutier quelques mots : le fils unique d'Hamanas, un enfant de cinq ans, avait
disparu.
Hamanas, bouleversé, ordonna
à tous ses serviteurs d'aller sur-le-champ à sa recherche.
LA JOIE DE YOUSSOUF
PACHA
Youssouf Pacha jugea opportun d'écourter
sa visite. Il dit toute sa sympathie au père accablé, et promit
d'envoyer quelques-uns de ses hommes pour aider aux recherches.
Mais dans son fort intérieur
le gouverneur jubilait. L'occasion unique qu'il attendait s'offrait enfin à
lui. On était à un mois de la fête israélite de Pâque,
rien de plus indiqué que d'accuser les juifs d'avoir enlevé le
garçon pour l'égorger à des fins rituelles. Certes, Youssouf
Pacha savait que l'accusation selon laquelle les juifs incorporaient du sang
dans la Matzah était aussi stupide qu'atroce. Il savait mieux que personne
que la Loi judaïque ne permet pas à l'Israélite d'avaler
fût-ce une goutte de son propre sang quand par exemple sa gencive saigne;
et que les juifs salent et trempent leur viande afin de lui faire régurgiter
tout le sang qu'elle contient, avant qu'elle soit rituellement apte à
la consommation.
Mais que le gouverneur le sût
importait peu. Le peuple ignare serait facile à persuader que le garçon
avait été enlevé parce que les juifs avaient besoin de
son sang pour leur Matzah. S'appuyant sur cette accusation, Youssouf Pacha aurait
une excellente raison de chasser ces derniers de Rhodes. Cela fait, il deviendrait
de surcroît l'associé d'Hamanas, et partagerait les bénéfices
considérables d'un commerce dont ils auraient désormais le monopole
exclusif.
Le gouverneur rentra chez lui et
donna l'ordre qu'une escouade de sa milice allât aider Hamanas dans ses
recherches. Une autre escouade devait accompagner Youssouf Pacha chez le Rabbin
Yaacov Israël.
Il le trouva à table, en compagnie
des sept dirigeants de la communauté. Ils célébraient ensemble
la fête de Pourim, ignorant tout de la calamité qui, par les soins
du gouverneur et de son ami Hamanas, allait s'abattre sur eux.
Sans autre forme de procès,
Youssouf Pacha arrêta le Rabbin et ses convives sous l'inculpation d'avoir
enlevé le jeune fils d'Hamanas dans le but de le tuer à des fins
rituelles.
Cette arrestation créa la panique au sein de la collectivité juive.
Elle se réunit aussitôt dans la synagogue afin d'observer un jeûne
et de prier pour que Dieu accomplît le miracle qui ferait éclater
leur innocence aux yeux de tous.
Entre-temps, le gouverneur ouvrit
une " enquête ". Les inculpés subirent un interrogatoire
assorti de cruelles tortures, qui se répétèrent jour après
jour, sans répit. Le but en était clair leur extorquer un aveu
conforme, sinon à la vérité, du moins au désir de
leurs bourreaux. Ils résistèrent tant qu'ils purent; mais certains
d'entre eux finirent par faiblir et par " avouer " ce qu'on attendait
d'eux.
L'aveu obtenu, Youssouf Pacha prépara,
avec toute la publicité et la pompe imaginables, un procès public
destiné à donner au monde entier la "preuve" éclatante
du meurtre rituel auquel recouraient les juifs quand vient la fête de
Pâque.
S'appuyant sur cela, il espérait
que le Sultan l'autoriserait enfin à chasser de Rhodes les juifs.
MÉTAXAS
AGIT
Pendant ce temps, quelques moines
fanatiques, opérant de leur côté, conditionnaient la populace,
l'excitant, attisant la haine qui couvait dans les coeurs. Dans
leurs discours enflammés, ils traitaient les juifs d'" assassins"
et de "vampires".
Hamanas, lui, veillait à ce
que cette fièvre meurtrière ne tombât point, particulièrement
dans les villages où abondaient les pêcheurs. Au début,
ces derniers tombèrent dans le piège, entraînés par
l'agitation générale. Mais bien vite ils se rendirent compte qu'il
était contraire à leur intérêt d'apporter leur appui
à la cause que défendait Hamanas.
Car à quoi tendait ce dernier
sinon à se débarrasser de la concurrence juive si préjudiciable
à ses affaires? Le vampire, c'était lui, non les Juifs! Il s'était
engagé à augmenter leurs rémunérations, et n'avait
pas tenu sa promesse. Ils n'avaient que trop patienté; de bonnes paroles,
autant qu'ils en voulaient ;c'était tout ce qu'ils avaient obtenu !
Les pêcheurs d'éponges,
conscients de la vérité que cachait cette situation, se réunirent
un soir pour en discuter. Métaxas vit qu'aucun d'eux n'avait le courage
d'exprimer ouvertement ses griefs contre le puissant patron Hamanas. Il fallait
que quelqu'un osât. Alors il se leva et dit d'un ton ferme :
" Pourquoi avoir peur d'une vérité qui saute aux yeux
de quiconque : Hamanas est en train de nous presser comme - c'est le cas de
le dire - on presse une éponge. Cessons de travailler pour lui ; travaillons
plutôt pour les négociants juifs. Si vous acceptez que je parle
en notre nom à tous, j'irai discuter la chose avec eux".
Devant tant de détermination,
un seul cri, un seul mot sortit de toutes les bouches : " D'accord !
"
LE SECRET DU COMPLOT
Métaxas alla trouver, parmi
les négociants juifs, celui dont l'autorité était admise
par tous, et qui jouait le rôle de chef en cas de décisions importantes
à prendre. Et il lui dit que les pêcheurs d'éponges de son
village étaient, comme lui-même, prêts à vendre le
produit de leurs pêches aux commerçants juifs plutôt qu'à
Hamanas.
Le négociant fut très
surpris des propos de Métaxas. Et il y avait de quoi l'être. La
haine antisémite était à ce moment-là à son
paroxysme, et voilà qu'un grand nombre de chrétiens préféraient
avoir affaire aux juifs plutôt qu'à leurs propres coreligionnaires.
Le commerçant exprima toute sa gratitude à Métaxas, mais
il se vit obligé de décliner l'offre.
" Voyez-vous ", dit-il
avec franchise au pêcheur d'éponges, " vu les circonstances,
nous juifs ne saurions être trop prudents; nous devons nous abstenir de
tout geste qui risquerait d'attiser encore davantage - à supposer que
ce soit possible - la haine d'Hamanas. Vous savez le grand danger qui nous menace
actuellement. Croyez-moi, je suis désolé de refuser, mais je ne
puis faire autrement... "
Métaxas fut profondément
déçu. " Je ne vous comprends vraiment pas, vous juifs. Cette
crapule d'Hamanas vous accuse faussement d'un crime odieux; une occasion se
présente de vous venger, et vous refusez tout simplement d'en profiter...
A votre place, je serais heureux d'enterrer de mes propres mains ce vampire!
"
Le négociant était tout stupéfait. Il avait devant lui
un homme qui semblait tout à fait sûr que l'accusation dont on
accablait les juifs était fausse. De plus, il brûlait du désir
de venger la mort de son fils. Cachait-il quelque chose qu'il savait au sujet
du complot ? Le commerçant juif décida d'agir sous le coup de
l'inspiration.
" RAMÈNE
L'ENFANT ! "
" Si tu veux réellement
te venger d'Hamanas ", fit-il, " je te dirai, moi, la meilleure manière
de le faire. Tu sais bien que l'accusation dont nous sommes l'objet est sans
fondement. Il est plus que probable qu'un de nos ennemis a enlevé et
caché l'enfant; à moins qu'Hamanas lui-même ne l'ait fait
disparaître le temps qu'il faut pour se débarrasser de nous. Cela
fait, il aurait le monopole exclusif du commerce des éponges. Alors,
vous les pêcheurs serez perdus; l'exploitation dont vous êtes victimes
serait pire que jamais.
"Tandis que si le garçon
pouvait être retrouvé et ramené sain et sauf chez lui, la
vérité éclaterait aux yeux de tous : la preuve serait faite
que c'était un complot monté de toutes pièces par Hamanas.
Il en subirait les conséquences, il serait moralement ruiné. Nous
pourrons alors conclure un accord avec toi et les autres pêcheurs, accord
qui vous permettra à tous de gagner décemment votre vie... "
A mesure qu'il parlait, le commerçant,
qui observait attentivement Métaxas, voyait qu'il avait touché
juste. Il marquait des points. Pour consolider son avantage, il poursuivit en
faisant appel aux sentiments d'un père qui sortait à peine d'une
terrible épreuve.
LA VÉRITÉ
É
CLATE
" Tu sais, Métaxas, ce
que c'est que de perdre un fils qu'on chérit, un garçon innocent,
victime de la cupidité d'un homme sans scrupules. C'est une perte irréparable
puisque tu ne peux le ramener à la vie. En revanche, tu assureras la
vie à des centaines d'enfants innocents en déjouant le complot
d'Hamanas. Métaxas, tu es un homme bon et honnête. je te le demande
avec toute la force dont je suis capable : ramène, si tu peux, le fils
de ton ennemi. Tu sauveras ainsi beaucoup de vie; et en même temps tu
tireras la meilleure " vengeance" de celui qui t'a fait tant de mal
".
Métaxas quitta sans un mot
le négociant juif.
Cette nuit-là, un petit bateau,
manœuvré par un rameur, glissait silencieusement sur l'eau, en direction
de la petite île de Sira, à quelque distance de Rhodes. L'homme
penché sur ses rames n'étai autre que Métaxas. Il avait
décidé de ramener le fils d'Hamanas. C'était lui qui l'avait
enlevé et caché chez son beau-frère qui vivait dans la
petite île voisine.
Le lendemain s'ouvrit le grand procès.
Au plus fort de son déroulement, alors que les témoins se succédaient
à la barre et témoignaient "sous la foi du serment",
accablant les Juifs et affirmant qu'ils se livraient bel et bien aux meurtres
rituels dont on les accusait, le fils d'Hamanas parut en pleine salle d'audience.
Ce fut comme un coup de tonnerre.
Une houle immense secoua l'assistance. Il y eut un brouhaha indescriptible.
Quand d'ordre put à grand-peine être rétabli, les accusés
juifs furent aussitôt acquittés. On les relâcha sur-le-champ.
Ce fut alors le tour de Youssouf
Pacha et d'Hamanas. Toutes les conséquences du terrible complot s'abattaient
sur leurs têtes. Le Sultan était furieux que le gouverneur qui
représentait l'autorité suprême dans l'île de Rhodes
eût tourné en ridicule son maître aux yeux de toutes les
cours d'Europe et d'Asie. Il prit aussitôt un firman (décret) interdisant
une fois pour toutes l'accusation de "meurtre rituel" contre les juifs.
Youssouf Pacha essaya de rejeter
toute la faute sur Hamanas, et celui-ci lui rendit la pareille. Tentatives réciproques
vouées, bien entendu, à l'échec.
Le Sultan les bannit tous deux de
Rhodes, accompagnant cette mesure de châtiments que l'un et l'autre avaient
bien mérités.
Ce que le négociant juif avait
prévu, lors de la visite de Métaxas, se réalisait. La communauté
israélite de Rhodes se débarrassait ainsi de ses deux ennemis
mortels. II ne lui restait qu'à rendre grâces à D.ieu de
l'avoir, encore une fois, si miraculeusement sauvée. Ce quelle fit avec
toute la ferveur dont elle était capable.