Hamanas, un Grec fort riche, était le grand magnat des éponges
de Rhodes, l'île de la mer Egée, à quelques kilomètres
au sud du port turc de Smyrne.
Une flotte de petits bateaux
travaillait pour Hamanas, pêchant les éponges qu'il exportait à
Smyrne en Turquie, et à Salonique en Grèce. Il avait le monopole
tacite de ce commerce dans l'île et en profitait pour exploiter sans vergogne
les pauvres pécheurs qui exposaient souvent leurs vies dans l'exercice
de ce métier dur et ingrat. Ils avaient l'habitude de partir à
deux dans de petites embarcations non loin des côtes de Rhodes et des
nombreuses îles avoisinantes.
UN METIER A RISQUES
Pendant que l'un des hommes
tenait le gouvernail, l'autre plongeait, armé d'une sorte de trident
dont il se servait pour détacher les éponges et les emporter à
la surface. Inlassablement, le pêcheur plongeait dans l'eau, retenant
son souffle jusqu'à la limite de ses forces, à la recherche des
éponges. S'il avait la chance d'en trouver, il remontait à la
surface et les déposait au fond de l'embarcation. Puis il emplissait
d'air ses poumons et plongeait à nouveau. Souvent, il remontait respirer
avant d'avoir rien trouvé.
Et nous n'avons pas encore
parlé des précautions qu'il devait prendre pour éviter
les pieuvres qui, aux aguets au creux des rochers, infestaient les eaux. C'était
un métier précaire, dangereux et qui ne nourrissait pas son homme.
Le plongeur répétait
ainsi son manège jusqu'à l'épuisement de ses forces. Alors
son compagnon prenait la relève à son tour, tandis que le premier
pêcheur, reprenant haleine, se mettait au gouvernail. Cela durait toute
la journée, avec une brève pause pour le déjeuner. Tard
dans l'après-midi, les pêcheurs regagnaient le rivage où
leurs femmes et leurs enfants impatiemment les attendaient. C'était au
tour des hommes de se détendre.
Les femmes et les enfants
étalaient les éponges aux rayons déjà obliques du
soleil afin que la matière organique qu'elles contenaient se décomposât.
Puis il fallait battre les éponges, les laver, les sécher, enfin
les enfermer dans des sacs qu'on transportait aux dépots d'Hamanas. Celui-ci,
nous l'avons dit, rémunérait chichement le labeur épuisant
de ces pêcheurs misérables.
LA CONCURRENCE DES NEGOCIANTS
JUIFS
Il y avait dans l'île
d'autres négociants en éponges, mais la plupart étaient
les agents d'Hamanas ;ils comptaient un certain nombre de juifs. Voyant combien
le " magnat " pressurait tout le monde autour de lui, ces derniers
décidèrent de se charger eux-mêmes, et sans intermédiaire,
de leurs exportations. Pourquoi ne le feraient-ils pas, après tout ?
La communauté
juive locale entretenait des rapports étroits avec celles de Smyrne et
de Salonique, il serait facile d'établir des contacts commerciaux avec
des frères juifs parlant la même langue et soumis aux mêmes
lois de la Torah.
Pour ne pas entrer en compétition
ouverte avec Hamanas, ils choisirent de se spécialiser dans les produits
de qualité supérieure, et bien vite leurs efforts furent couronnés
de succès. Ils améliorèrent les salaires des pauvres pêcheurs,
et il ne fallut pas longtemps pour que leur réputation d'hommes ayant
le respect du travail d'autrui leur attirât les meilleurs pêcheurs
d'éponges de l'île.
Mais ces succès ne
pouvaient laisser indifférents les négociants chrétiens.
Surtout que l'intervention des commerçants juifs changeait les conditions
du marché du travail. Les chrétiens se virent obligés d'emboîter
le pas à leurs concurrents involontaires et d'augmenter les salaires
des pêcheurs. Autant de manque à gagner qu'il fallait subir par
la faute des commerçants juifs! La haine s'empara de leurs curs
; elle ne fit que grandir.
L'un des meilleurs pêcheurs
d'éponges d'Hamanas était un Grec nommé Métaxas.
Lui et son fils formaient une excellente équipe. Tous deux étaient
aussi bons nageurs que plongeurs, et le produit de leur pêche était
habituellement le meilleur de cette petite flotte côtière.
Chaque semaine, Métaxas
rapportait à Hamanas une importante provision d'éponges. Mais
en dépit de cela, lui et sa famille vivaient dans la plus grande pauvreté.
Une initiative de son patron l'avait mis, et pour longtemps, à sa merci.
Hamanas, rusé comme il était, avait en effet avancé une
certaine somme d'argent à Métaxas qui voulait s'acheter un bateau
et l'équiper. Ce n'était pas là une fantaisie superflue
; le vieux bateau avait tant servi ! Il était désormais rebelle
à toute réparation.
A partir de ce jour, Métaxas
devint l'éternel débiteur d'Hamanas. Eternel pour la raison bizarre
que la dette, au lieu de diminuer à mesure des retenues régulières
opérées sur les salaires du pêcheur et de son fils, augmentait
au contraire. Etait-ce parce que l'intérêt calculé par Hamanas
était exorbitant, ou parce que ce dernier trompait simplement son débiteur
?
Métaxas se posait
la question sans pouvoir y répondre. Mais c'était ainsi. Et Hamanas
pouvait à tout moment confisquer bateau et matériel, et même
faire jeter le pauvre pêcheur en prison.
UN GRAND
MALHEUR
Ce dernier et son fils,
désireux de se débarrasser de ce poids, faisaient d'immenses efforts,
s'épuisaient. Bans le même temps, la pêche devenait malheureusement
de plus en plus ardue.
Dans les eaux peu profondes,
il restait peu de ces " fleurs marines " (en fait les éponges
sont plutôt des " animaux " marins de l'espèce la plus
inférieure) ; il devenait nécessaire de plonger à des profondeurs
toujours plus grandes.
Le jeune Métaxas,
à qui son âge permettait de garder plus longtemps son souffle,
plongeait de plus en plus souvent. Le vieux restait à la surface. Il
connaissait assez la grande habileté de son fils; cela ne l'empêchait
pas toutefois d'éprouver quelques inquiétudes quand le jeune homme,
disparaissant sous l'eau, ne remontait pas assez vite. Pour ce père anxieux,
ces plongeons étaient toujours trop longs.
Puis un jour, ce qu'il redoutait
le plus, sans oser se l'avouer, arriva. Le jeune homme avait plongé comme
à son habitude, mais il tardait à reparaître à la
surface. Métaxas comprit aussitôt que son fils avait des ennuis.
Il plongea et se mit désespérément à sa recherche.
Le cur battant, il allait à droite et à gauche; mais son
souffle était court, il dut remonter à la surface pour respirer.
Finalement, il repéra
une sorte de nuage sombre dans l'eau au fond d'un rocher, signe certain de la
présence du mollusque tant redouté, dont il connaissait si bien
les grands yeux étincelants et les huit tentacules semblables à
des serpents et parsemées de leurs puissantes ventouses. Le cur
battant à se rompre, Métaxas suivit le noir sillage. Aucun doute
qu'au fond du rocher la pieuvre se cachait, tenant captive sa proie, le corps
sans vie du jeune homme.
C'était comme il
l'avait pensé. Brandissant le couteau à la lame acéré
dont il s'était muni, Métaxas affronta l'énorme bête,
frappant et coupant dans ces bras visqueux avant qu'ils pussent s'entortiller
autour de lui et l'immobiliser à son tour. Puis, tout à coup,
la pieuvre battit en retraite, lâchant sa proie et disparaissant dans
un jet de liquide noirâtre
Métaxas, à
la limite de ses forces, remonta à la surface emportant le corps de son
fils. Il tint la tête de celui-ci hors de l'eau, mais le jeune homme ne
donnait aucun signe de vie.
Le bateau, abandonné
au gré du vent, allait à la dérive. Bien qu'épuisé,
le vieux pêcheur n'avait d'autre choix que de nager jusqu'à lui,
pour ensuite se laisser porter jusqu'au rivage. Ce qu'il fit au prix de très
grands efforts. Une fois dans le bateau, le désespoir lui fit réunir
le peu de forces qui lui restaient pour essayer de ranimer le noyé. Il
tenta tout ; rien n'y fit.
Entre-temps, des pêcheurs
avaient repéré le bateau allant à la dérive ; ils
le tirèrent rapidement jusqu'au rivage. Là, ils transportèrent
les deux corps - celui du jeune homme mort et celui du père au dernier
degré de l'épuisement - dans la cabane où logeait la famille
LA COLÈRE DES
PÊCHEURS
Le malheur qui frappait
celle-ci éveilla la colère de tout le village, formé en
majeure partie de pêcheurs.
Le lendemain matin, ces
derniers, au lieu de prendre la mer, se rendirent aux dépôts d'Hamanas.
Ils accusèrent celui-ci d'être cause de la mort du jeune Métaxas
et exigèrent, d'abord qu'il annulât la dette par le moyen de laquelle
il exploitait sans le moindre scrupule le vieux pêcheur, ensuite une augmentation
de salaire; faute de quoi, ils menaçaient d'aller offrir leur services
aux négociants juifs.
Hamanas leur exprima ses
regrets d'avoir perdu le plus habile de ses pecheurs d'éponges. Quant
à leurs revendications, il promit d'en discuter avec les autres négociants.
Des jours, puis des semaines
passèrent. Les pêcheurs finirent par perde toute confiance en Hamanas.
La colère les gagnait à nouveau contre ce patron qui s'enrichissait
cyniquement à leurs dépens. Seul le vieux Métaxas ne disait
mot. Tout lui était désormais indifférent. Un seul but
lui restait dans la vie : se débarrasser le plus vite possible de sa
dette envers Hamanas.
(A suivre).