Le Moyen Age était
alors à son apogée quand les Croisades - guerre sainte dirigée
contre les infidèles - furent entreprises par l'Eglise. A l'origine,
le but en fut la libération de la Terre Sainte de la domination musulmane.
Seuls visés d'abord étaient les Mahométans. Mais bien vite
la haine engloba d'autres " infidèles ". Les Croisés
s'en prirent également aux Juifs sans défense. Ceux-ci offraient
en outre l'avantage d'être à proximité ; ils étaient
en fait à portée de la main.
Ainsi furent anéanties
des communautés juives entières, en France, en Allemagne, en Angleterre
et dans d'autres pays qui eurent le malheur de se trouver sur la route des Croisés.
Les communautés juives de Jérusalem et d'autres villes de Terre
Sainte ne furent pas épargnées non plus. Des milliers d'Israélites,
des hommes, des femmes, des enfants, périrent. Ceux qui survécurent
connurent des jours pleins d'angoisses et de peines.
La première Croisade
eut lieu au printemps de l'an 4856 (1096). La deuxième et la troisième
suivirent chacune à un intervalle d'un demi-siècle environ. Il
y en eut deux autres encore ; mais les trois premières furent les plus
tragiques pour les Juifs.
LES CHRONIQUES DE RABBI
EPHRAIM
A l'époque de la
seconde Croisade, vivait en Allemagne un éminent Talmudiste, Rabbi Ephraïm
ben Jacob de Bonn [ iI vécut de 4892 à 4957 (1132-1197)]. Comme
son contemporain le grand Rabbi Jacob ben Meir Tam il échappa de justesse
à la mort.
Outre les Tossaphoth (commentaires
sur le Talmud), Rabbi Ephraïm nous a laissé des chroniques sur les
persécutions dont souffrirent les juifs en ce temps-là. Il composa
également des scènes de lamentations et des hymnes pénitentiaux
qui étaient récités dans les Synagogues les Jours de Jeûne.
Dans ses chroniques, une
brève notice nous relate l'attaque de deux malfaiteurs contre la maison
de Rabbi Elazar ben Yehoudah, dans la ville de Worms. Ce dernier était
un des plus brillants disciples du grand Rabbi Yehoudah hé-'Hassid de
Ratisbonne (Regensburg).
Le chroniqueur nous dit
que les malandrins tuèrent DoIza, la femme de Rabbi Elazar, ses deux
filles Sellette et 'Hannah, son fils Jacob, et laissèrent le Rabbin grièvement
blessé.
Qui étaient ces malfaiteurs
et comment Rabbi Elazar fut sauvé en dernière extrémité,
c'est ce que nous allons vous conter.
DEUX CHANDELIERS DE FER
Le saint Rabbi Yhoudah hé-'Hassid
(" Le Pieux "), était assis dans le Beth Hamidrach (maison
d'etude), entouré de ses disciples. Avec sa piété et son
humilité coutumières, il était occupé à leur
enseigner la sagesse du Talmud et la nature de la Divine Providence.
Soudain, il se tourna vers
son disciple favori.
- Mon cher Elazar, lui dit-il,
je voudrais que tu me rendes un service. Peux-tu aller jusque chez le forgeron
qui est à l'extrémité du vignoble par-delà le Rhin
me chercher une paire de chandeliers de fer ?
Cette interruption soudaine
de son cours n'était pas inhabituelle de la part de Rabbi Yéhoudah.
Cela lui arrivait d'envoyer un de ses disciples faire une emplette. De prime
abord, cela pouvait paraître insignifiant, ou même absurde ; mais
plus tard, cela se révélait immanquablement d'une très
grande importance pour la communauté entière, ou tout au moins
pour l'un de ses membres ; toujours, sans qu'il n'y parût au début,
il y avait ou une vie a sauver ou un danger à conjurer.
Les étudiants en
étaient arrivés à se convaincre que leur saint maître
possédait un pouvoir surnaturel qui lui permettait de prévoir
l'avenir. Aussi, l'emplette banale dont il chargea tout à coup Elazar
éveilla-t-elle leur curiosité. Quel événement inattendu
allait donc se produire ? Mais ils n'osaient interroger leur maître.
UNE LÂCHE PROVOCATION
Elazar se leva aussitôt,
passa son pardessus, mit son béret sur sa tête et prit la direction
de la berge. Là, il prendrait le bac. Le signe jaune sur sa manche gauche
le signalait comme juif ; aussi se dirigea-t-il vers l'arrière de l'embarcation,
le plus loin qu'il put des autres passagers. II tira de sa poche le minuscule
rouleau de Tehilime (Psaumes) et s'absorba dans la beauté des Psaumes
du roi David.
Soudain il y eut un claquement
de fouet, et en un éclair, son rouleau, arraché de ses mains,
tomba dans l'eau. Sans un regard vers l'auteur de cette lâche provocation,
Elazar ôta vivement son pardessus et sa veste et se jeta dans le fleuve.
Quelques brasses vigoureuses lui permirent d'atteindre le précieux rouleau.
II le saisit et le serra sur sa poitrine. II était heureux que son père
eût pensé un jour à lui apprendre à nager; sans cela,
il aurait simplement perdu cette bande de parchemin dont il tirait tant de réconfort,
particulièrement en ces jours si pleins de menaces pour les juifs. Il
nagea vers le bateau et, l'ayant atteint, il tendit le bras pour s'y accrocher.
Quelque chose se passas
au-dessus de lui. II leva la tête et vit un noble, jeune et beau, qui
apostrophait vivement le groupe dans lequel se trouvait l'auteur de cette sinistre
plaisanterie. Le mot " lâches " revenait souvent dans ses véhéments
propos.
Apercevant Elazar, il voulut
l'aider à remonter dans l'embarcation ; mais la manuvre d'abordage
était déjà amorcée. Le jeune homme remercia son
protecteur et lui dit qu'il préférait rester dans l'eau ; elle
était plus propre que le contact avec des êtres si bas...
LE COMPLOT
Aussitôt sur l'autre
rive, le jeune chevalier alla vers Elazar. Il s'excusa de la rudesse qu'avaient
montrée les voyous à son égard, et le pria de ne pas croire
que leur hostilité vis-à-vis des juifs était partagée
par tous. Ils cheminèrent un peu de concert. Ce compagnon inattendu parla
à Elazar avec tant de bonté que ce dernier eut des regrets de
le quitter.
II poursuivit sa route grandement
réconforté par cette rencontre. Le chaud soleil d'été
avait vite fait de sécher ses vêtements quand il fut à proximité
du forgeron.
Mais ce qu'il vit soudain
l'arrêta net. Quelques chevaux se trouvaient non loin de l'entrée
de l'atelier, et vers eux avançait à grands pas l'un des voyous
qui avaient fait la traversée avec Elazar. Ce dernier se dissimula vivement
derrière un arbre, puis, quand il le put, se dirigea sans bruit vers
l'arrière de l'atelier du forgeron. II comptait y attendre le départ
de ces coquins. Leurs voix fortes et leurs rires grossiers parvenaient jusqu'à
lui. II distinguait même ce qu'ils disaient. Ils ne semblaient pas pressés
de s'en aller.
Mais ce qui était
bien pire c'est qu'ils se mirent à parler du jeune chevalier qui avait
pris si vigoureusement la défense du juif. Ils étaient décidés
à se venger de l'affront qu'il leur avait infligé. C'était
un véritable complot qui se tramait. A la tombée de la nuit, ils
allaient guetter le chevalier sur une colline déserte qui donnait à
pic sur un ravin. Leur intention était rien moins que de le tuer et d'y
jeter son corps.
Il ne fallait pas que continuât
à vivre un homme capable de prendre la défense d'un Juif!
SAUVER SON PROTECTEUR !
Le cur d'Elazar battait
précipitamment. Quel plan odieux! Et contre son bienfaiteur ! Sans perdre
une minute, il fallait qu'il courût l'avertir de ce qui le menaçait.
Si au moins il disposait d'un cheval ! Mais à quoi bon gaspiller un temps
si précieux en inutiles souhaits, en vaines hypothèses ?
Il s'éloigna en
silence et aussi vite qu'il put. Quelle chance qu'il connût si bien le
quartier ! Il pouvait, sans risque de s'égarer, prendre des raccourcis
; c'était à ce prix qu'il arriverait peut-être à
temps. Il coupa à travers bois et vallée jusqu'à ce qu'il
fut en vue de l'endroit où devait passer le chevalier. Restait une montée
qui conduisait au sommet de la colline d'où il pouvait dominer la route
en contrebas. Le cur battant à se rompre, il fit un ultime effort.
Arrivé là
tout haletant, il guetta le passage de son jeune protecteur. Ce dernier parut
aussitôt; il cheminait tranquillement sans voir Elazar. Celui-ci poussa
alors un cri terrible, et, terrassé par l'émotion et la fatigue,
roula sur la pente et se trouva tout étourdi sur la route. Le chevalier
courut pour lui porter secours. Elazar, tout secoué, put néanmoins
le rassurer sur son propre compte. Ce n'était pas à son sujet
qu'il fallait s'inquiéter, un grave danger menaçait le jeune noble,
il y allait de sa vie ; c'était imminent, il devait se cacher le plus
vite possible.
- Me cacher ? ricana
le chevalier. Ne savez-vous pas que cette canaille n'est faite que de lâches
qui ont peur de leur ombre ? Je donnerai à ces vauriens une leçon
dont ils se souviendront toute leur vie!
Cela dit, il aida Elazar
à se relever, et l'accompagna jusqu'à un endroit dissimulé
par de hautes herbes, et où il pût s'allonger et reprendre ses
forces. Il en était temps, quatre cavaliers arrivaient au galop.
UN CONTRE
QUATRE
Ce fut une mêlée
indescriptible. Le courageux chevalier avait tiré son épée
et frappait tantôt à droite, tantôt à gauche.
Sa réaction surprenait
ses assaillants, ils ne s'y attendaient pas. Une grande confusion s'ensuivit
; au lieu de profiter de la supériorité du nombre, les malfaiteurs
y trouvaient, au contraire, un désavantage. Croyant attaquer leur ennemi,
ils se jetaient l'un contre l'autre. Le jeune homme tenait bon et profitait
du désordre qui les desservait.
Finalement, n'étant
plus sûrs de vaincre, le désarroi s'empara d'eux, ils furent pris
de panique. Tout à coup, et comme s'ils s'étaient donné
le mot, ils enfourchèrent chacun leur monture, et détalèrent
sans demander leur reste. Leur retraite fut rapide, mais, prompt comme l'éclair,
le chevalier avait eu le temps de porter un dernier coup à leur chef
dont le visage fut balafré sur toute sa longueur.
Elazar, inquiété
par les bruits qui parvenaient jusqu'à lui, s'était traîné
jusqu'au bord de la route. Ce qu'il vit le soulagea. Sa joie de découvrir
son ami indemne fut telle qu'il en oublia ses contusions et l'état de
faiblesse où il se trouvait. Il s'avança comme il put pour le
féliciter de sa bravoure.
- Mon ami, lui dit
le chevalier, je te dois la vie. Il ne m'appartient pas de te dévoiler
mon identité car je suis en mission ; une mission secrète. J'espère
toutefois pouvoir un jour te montrer combien grande est ma reconnaissance.
Les deux jeunes gens se
serrèrent cordialement la main et se séparèrent. Elazar,
titubant encore, revint sur ses pas et se rendit chez le forgeron. Il prit les
chandeliers et se dirigea vers le Beth-Hamidrach où il trouva, comme
à l'accoutumée, son Rabbi bien-aimé entouré de ses
disciples.
Quand il eut raconté
à son maître son aventure et les péripéties auxquelles
il avait été mêlé, le Rabbi sourit avec douceur,
mais ne dit mot.
LE BALAFRÉ
Des années passèrent.
Elazar se maria et eut deux filles et un fils. Dans la ville ancienne de Worms,
il dirigeait maintenant une Yéchivah, et les étudiants accouraient
nombreux autour de lui.
Et tandis que Rabbi Elazar
étudiait et enseignait la Torah, les Croisés s'en prenaient aux
Juifs, tuaient et pillaient, répandant la terreur à travers l'Europe.
L'un de leurs chefs n'était autre que cet homme au visage marqué
d'une longue cicatrice, avec lequel le jeune Elazar avait eu maille à
partir au cours de la traversée du Rhin, le même dont le complot,
qui visait à tuer le chevalier, avait piteusement échoué.
Encore une fois le Balafré
- c'était le surnom qu'on lui donnait depuis - se trouvait à la
tête d'une bande de spadassins. Il s'était fait une triste réputation
par sa cruauté et sa conduite impitoyable à l'égard des
Juifs.
L'objectif des Croisés
était la Terre Sainte. Arrivés là, le Balafré et
ses acolytes trouvaient au moins leurs égaux. La guerre changeait de
visage ; ce n'était plus des attaques sans risques dont les victimes
étaient des femmes et des enfants. Des hommes armés jusqu'aux
dents, de fanatiques Mahométans, les attendaient. Beaucoup de Croisés
y laissèrent la vie.
Ce ne fut pas la chance
qui valut au Balafré d'être épargné, mais plutôt
sa lâcheté. Il savait éviter les dangers. La situation en
Terre Sainte devenant critique, il se replia prudemment et revint avec un de
ses compagnons en Allemagne.
Cette guerre meurtrière
ne l'avait point assagi, il était aussi plein de haine à l'égard
des Israélites. Une rancune tenace avait entretenu en lui le souvenir
de ce jeune juif rencontré un jour sur le bac qui faisait la navette
d'une rive à l'autre du Rhin.
Il était devenu
une sorte de symbole ; à chaque échec, le Balafré revoyait
ce visage qui avait fini par prendre une expression goguenarde qui l'exaspérait.
SAUVÉ DE JUSTESSE
Arrivé à Worms,
le Balafré, suivi de son compagnon, découvrit que ce jeune homme
qu'il haïssait depuis si longtemps était devenu un célèbre
Rabbin qui dirigeait, dans cette ville même, une importante Yéchivah.
Les deux bandits firent
aussitôt des plans. Il s'agissait d'attaquer le Rabbin chez lui. Ils ne
feraient pas de quartier, Elazar et sa famille seraient impitoyablement tués.
Ensuite, les deux complices feraient main basse sur tout ce qui vaudrait la
peine d'être emporté.
La nuit suivante, tandis
que le Rabbin était à sa table de travail, penché sur un
gros volume du Talmud, le Balafré et son acolyte firent irruption dans
la maison. Elazar pouvait-il se mesurer à ces spadassins ? Il le fit
cependant avec beaucoup de courage.
Tandis que, se défendant
de ses seuls poings, il tenait tête à l'un d'eux, l'autre en profita
pour assassiner froidement la femme du Rabbin et leurs trois enfants. Lui-même
aurait fini par succomber. Mais pendant ce temps, un étranger se dirigeait
vers la demeure; il venait rendre visite à Rabbi Elazar. A quelques pas
de la maison, il perçut des bruits insolites. Il pressa le pas et se
hâta d'entrer. La lutte inégale battait son plein. Voyant arriver
ce renfort inattendu, les deux bandits se sauvèrent.
L'étranger se précipita
au secours du Rabbin que ses assaillants avaient grièvement blessé.
Elazar le reconnut; c'était le chevalier à qui il avait un jour
sauvé la vie en déjouant les plans de ces mêmes hommes qui
venaient de massacrer toute sa famille. Que les voies de la Divine Providence
étaient étranges !