Puis le malheur s'était abattu : une populace fanatisée, les attaques contre les juifs, la mort violente de beaucoup d'entre eux, leurs maisons incendiées.
C'était, pour la
ville de Grenade, une nuit exceptionnellement froide. Le petit Samuel était
blotti dans l'encoignure d'un portail, faisant de son mieux pour se protéger
de la bise glaciale.
Son manteau de velours bordé
de soie révélait son appartenance à une famille plus qu'aisée.
Mais en cette nuit d'hiver particulièrement rude, il ne suffisait pas
à le réchauffer. Samuel était fatigué, il avait
faim. Parti depuis le matin à la recherche de son oncle, il avait découvert
que ce dernier avait quitté Grenade pour une destination inconnue. Désormais,
le garçon était seul dans cette ville étrangère,
seul dans le monde.
Il s'était contenu
toute la journée. Il fallait être brave, il n'avait pas pleuré,
ni désespéré. Mais maintenant que la nuit était
venue, il se sentait très malheureux.
Les récents événements
qui avaient bouleversé sa vie lui revinrent à l'esprit avec une
acuité terrible. Il se souvint qu'à peine quelques jours plus
tôt il avait un foyer à Cordoue, des parents qui l'entouraient
de leur affection. Il ne manquait de rien, il vivait heureux.
Puis le malheur s'était
abattu : une populace fanatisée, les attaques contre les juifs, la mort
violente de beaucoup d'entre eux, leurs maisons incendiées. Les parents
de Samuel Avinoam massacrés eux aussi ; des voisins charitables sauvant
du désastre le jeune garçon et fuyant vers Malaga, l'emmenant
avec eux jusqu'à Grenade. Là il s'était séparé
d'eux, car on savait que son oncle Isaac Avinoam se trouvait dans la ville.
Riche marchand de soieries,
il avait quitté Cordoue pour Grenade seulement quelques jours avant le
massacre. Le sentant venir, il partit en éclaireur ; il étudierait
sur place les possibilités d'un éventuel transfert à Grenade
de toute la famille. Ce départ lui sauva la vie ; de tous les Avinoam,
seuls lui et le jeune Samuel étaient encore de ce monde.
"
ENCORE, JOUEZ ENCORE ! "
De chaudes larmes coulaient
sur les joues du garçon frissonnant dans le froid. Que d'horreurs en
quelques jours! Et voilà que, pour couronner le tout, l'espoir de trouver
son oncle s'effondrait.
Soudain, les sanglots de
Samuel s'arrêtèrent. De la haute fenêtre qui surplombait
le fronton de marbre rose où il s'était réfugié,
venait un chant si pur, si doux, si consolant, et dont il n'avait pas entendu
de semblable depuis la dernière fois que sa mère avait joué
de la harpe la veille du sac de Cordoue par les Berbères.
La fenêtre s'ouvrit et, dans la clarté argentée de la lune, il aperçut un petit visage de femme, qui cherchait à voir l'auditeur inconnu et admiratif.
Oubliant le froid, oubliant
sa détresse, le jeune garçon essaya de se rapprocher autant que
la grille de fer forgé qui séparait la maison de la rue le permettait.
Les sons mélodieux et comme magiques provoquaient en lui un tel enchantement
qu'il se sentit à nouveau plongé dans le bonheur qu'il croyait
à jamais perdu. Si bien que lorsque la musique s'arrêta, oubliant
qu'il était un étranger en ce lieu, il implora l'invisible harpiste
de continuer : " Encore, jouez encore, s'il vous plaît ! ",
lança-t-il en direction de la fenêtre.
Et comme répondant
au vœu exprimé, les notes suaves se firent entendre à nouveau,
ramenant les souvenirs des beaux jours. Puis, la harpe s'arrêta ; et Samuel
pria encore l'invisible harpiste de continuer à jouer. Mais cette fois,
la fenêtre s'ouvrit et, dans la clarté argentée de la lune,
il aperçut un petit visage de femme, qui cherchait à voir l'auditeur
inconnu et admiratif.
La vue du garçon
qui la regardait en la priant de continuer à jouer dut éveiller
sa curiosité. Car, quelques minutes après, le lourd portail s'ouvrit,
un serviteur en sortit et saisit par la bras Samuel qui s'était accroché
aux barreaux de la grille pour être le plus près de la fenêtre
d'où venait la musique enchanteresse.
Effrayé, celui-ci
voulut se dégager. Mais le serviteur, sans le lâcher, lui dit d'une
voix engageante : " N'aie pas peur, mon petit. Madame désire
te connaître. Viens, dedans tu entendras mieux la musique ".
UNE HARPISTE AU GRAND
CŒUR
Rassuré, Samuel Avinoam,
l'orphelin de Cordoue, accompagna l'homme à l'intérieur de ce
somptueux et étrange palais, gravit un large escalier de marbre, et fut
conduit dans le boudoir de la musicienne.
Le père du jeune
garçon avait été, comme son oncle, un riche marchand de
soieries ; ce qui lui avait permis d'installer sa famille dans une maison où
le luxe ne manquait pas. Mais celle-ci paraissait modeste, comparée à
cette somptueuse demeure où abondaient les matériaux précieux,
les meubles d'une rare beauté et les oeuvres d'art. Profondément
impressionné par la splendeur qui l'environnait, Samuel se sentait intimidé
en pénétrant dans le petit salon. Mais le visage souriant de la
dame âgée qui l'accueillait dissipa bien vite son embarras. Elle
était de petite taille et avait les cheveux blancs.
" Soyez le bienvenu
chez moi ", dit-elle d'une voix douce et amicale. Et, sans poser de
questions, elle dirigea le garçon vers un canapé recouvert de
velours. Elle fit signe au valet, qui sortit, et revint avec un verre plein
de lait chaud. Samuel le but avec gratitude. Il n'avait pas dîné
; d'autres soucis avaient occupé son esprit.
Ainsi, l'inconnue était
non seulement une harpiste d'un talent exceptionnel, mais aussi une femme de
coeur. Elle examinait les traits tirés du garçon. Il avait faim,
cela se voyait. Elle lui fit servir un autre verre de lait chaud, du pain frais,
du beurre et des fruits. Ce n'est que lorsqu'il se fût rassasié
qu'elle lui demanda comment il s'appelait, et par quelles circonstances il s'était
trouvé la nuit, à une heure si tardive, dans les parages de sa
maison.
"
JE LE SUIS MOI-MÊME "
Du fond du cœur il rendait grâces à D.ieu de lui avoir accordé si généreusement Son aide, juste au moment où il se croyait seul et perdu dans une ville étrangère.
Les questions de la bonne
hôtesse firent revenir à l'esprit de Samuel toute la détresse
dans laquelle il était plongé et qu'il avait oubliée pendant
un moment. Les yeux pleins de larmes, il lui conta sa pitoyable histoire.
- Vous pourrez rester
ici avec moi, mon enfant, lui dit-elle quand il eut fini, jusqu'à
ce que vous ayez trouvé votre oncle.
- Mais Madame, je suis
juif, protesta le garçon. Partager vos repas m'est interdit, ni
non plus prier votre dieu. Mes parents ne me pardonneraient jamais l'abandon
de la foi pour laquelle ils sont morts.
- Ne vous inquiétez
pas, Samuel, répondit la vieille dame en souriant ; je suis moi-même
une juive. je veillerai à ce que vous soyez comme vos parents l'ont désiré.
je suis une femme âgée, et je vis seule dans cette immense maison.
Cela me fera du bien d'avoir quelqu'un dont je puisse prendre soin. Et à
qui apprendre à jouer de la harpe, ajouta-t-elle après une
pause.
Les yeux de Samuel brillèrent
de joie anticipée en entendant ces derniers mots. Peu après, il
était conduit dans la chambre qu'avait préparée pour lui
le valet, et où un lit douillet et chaud l'attendait. Du fond du cœur
il rendait grâces à D.ieu de lui avoir accordé si généreusement
Son aide, juste au moment où il se croyait seul et perdu dans une ville
étrangère.
Les semaines qui suivirent,
Samuel et Donna Ezra, la vieille dame amie, les passèrent à chercher
encore l'oncle Isaac Avinoam. Mais aucun des nombreux juifs qui avaient fui
Cordoue ne savait ce qu'il était devenu. On croyait qu'il avait réussi
à s'embarquer à bord d'un bateau à destination de l'Extrême
Orient. II espérait y refaire fortune et trouver un refuge pour lui et
sa famille.
UN DON
POUR LA MUSIQUE
Samuel commença à créer ses propres mélodies, au grand étonnement de la vieille dame.
Ainsi fut-il décidé
que tant que la situation ne changerait pas, Samuel demeurerait auprès
de Donna Ezra.
Elle chargea un érudit
de lui donner des leçons et de lui inculquer tout ce qu'un bon juif doit
savoir. Quant aux études profanes, elle s'en chargea elle même
: elle lui enseignerait tout ce qu'il était indispensable ou seulement
utile d'apprendre. Entre autres, elle lui donna des leçons de musique,
et lui révéla les secrets de l'instrument dont elle jouait si
admirablement et que le garçon aimait tant.
Dans tous les domaines,
ce dernier se révéla un excellent élève. Quant à
la musique, il semblait qu'il eût hérité de sa mère,
Cette femme tendre et sensible,
avait le don d'exprimer ses sentiments et ses pensées par les notes.
Peu de temps après que Donna Ezra l'eut initié à la technique
de la harpe, Samuel commença à créer ses propres mélodies,
au grand étonnement de la vieille dame. Bientôt cette dernière
lui annonçait avec joie qu'elle n'avait plus rien à lui enseigner
qu'il ne connût déjà. Elle lui offrit une belle harpe, et
tous deux prirent l'habitude ensemble jusque tard dans la nuit.
Samuel ne négligeait
pas pour autant ses études, aussi bien religieuses que profanes. Et à
l'âge de treize ans, il commençait à devenir un véritable
érudit qui pouvait se mesurer aux plus brillants jeunes nobles de Grenade.
Puis subitement, un jour,
Donna Ezra mourut. Samuel en éprouva une peine profonde. II perdait son
unique amie, et du même coup se trouvait seul à nouveau. Au moins,
cette fois, avait-il un toit, car la bonne dame lui avait légué
son palais et tout ce qu'il contenait. Ainsi Samuel n'était pas réduit
au dénuement.
Mais de tout ce qu'il possédait,
rien n'avait autant de prix à ses yeux que la harpe, le cadeau offert
par son amie. Il se réfugia dans ses études et dans sa musique
qui lui furent d'un grand réconfort.
(A suivre)