| | La récente série de grèves en France et en Israël, et les conséquences qu'elles peuvent avoir sur la santé publique ou sur l'économie, nous interpellent sur les limites de ce droit qui remonte à l'époque talmudique. | La Torah attache une importance
particulière aux obligations des employeurs envers ceux de leurs travailleurs
salariés dont la position est considérée comme vulnérable
: " Tu n'exploiteras pas un homme à gages … Chaque jour,
tu lui paieras son salaire, car il est pauvre et attend ce qui lui est dû
" (Deutéronome 24, 14 et 15).
POUR LE DROIT DE GREVE Le syndicat de bouchers évoqué dans le Talmud (Baba Bathra) est probablement le premier syndicat enregistré par l'histoire. Malheureusement la révolution
industrielle a conduit à l'exploitation massive des salariés par
des patrons cupides et puissants. Les ouvriers ont été forcés
de travailler pendant des horaires interminables dans des conditions malsaines,
et la menace de licenciement et de chômage planait constamment sur eux.
En s'unissant dans des groupements professionnels organisés, les ouvriers
ont acquis la possibilité de lutter contre l'exploitation et d'établir
des conditions de travail raisonnables.
Pendant la première
moitié du vingtième siècle, les syndicats se sont développés
constamment en nombre et en puissance, et même les professions juives
les plus typiques comme celles des professeurs de Torah et des cho'hatim
(abatteurs rituels) se sont organisées en syndicats.
Les autorités de
Torah ont commencé de se pencher sur le statut halakhique de ces groupements.
Le Rabbin Moché Feinstein (un des plus grands décisionnaires du
XXème siècle), en réponse à une question, a fait
remarquer que les syndicats étaient déjà connus à
l'époque du Talmud (Igueroth Moché sur le 'Hochèn michpat,
Responsa 58, 59). Dans le traité Baba Bathra 9a, lisons-nous en
effet, un groupement de bouchers avait décidé du jour où
chacun de ses membres aurait le droit d'abattre des animaux, avec interdiction
de le faire un autre jour que celui qui lui était attribué. Il
s'est agi probablement là du premier syndicat enregistré par l'histoire.
Le Rabbin Moché,
qui a toujours témoigné une grande sympathie pour le syndicalisme,
a dissipé un jour les craintes d'une personne qui l'interrogeait à
propos de son adhésion à un syndicat non juif. Un syndicat n'est
rien d'autre qu'une association entre ceux qui le composent, analogue à
une association commerciale, et il n'y a rien dans la loi juive qui puisse s'y
opposer.
Le Rabbin Moché a affirmé le droit pour un syndicat de se mettre
en grève pour obtenir de meilleures conditions de travail, et même
d'obliger - à la condition toutefois de ne pas employer la force - ceux
qui n'en font pas partie à se joindre au mouvement. Le Rabbin Rafael
Katzenellenbogen a adopté une position identique dans un article paru
dans HaMa'ayan, le 5 tichri 5725, p. 9.
ARBITRAGE RABBINIQUE Quand il existe une autorité reconnue, son approbation est nécessaire pour qu'une réglementation syndicale ait force de loi. La question de l'arbitrage
dans les conflits collectifs du travail est également examinée
dans le traité Baba Bathra. Une des règles instituée
par le syndicat de bouchers consistait dans le droit de détruire la peau
de tout animal abattu un jour qui n'était pas le bon.
Lorsque le syndicat a voulu
faire exécuter ce règlement sur l'un de ses membres qui l'avait
violé, celui-ci l'assigna à un din Torah (arbitrage rabbinique)
afin d'en obtenir réparation. Rava fit droit à la demande, tandis
que Rav Yeimar objecta que le groupement avait le droit de faire appliquer la
convention. Rav Pappa expliqua qu'il n'en allait ainsi qu'en l'absence d'une
personne de distinction et de responsabilité. Mais quand il existe une
telle autorité, son approbation est nécessaire pour qu'une telle
réglementation ait force de loi. Or, étant donné Rava était
une autorité reconnue et qu'il n'avait pas été consulté,
le règlement n'avait aucune validité.
Le Ran (Rabbénou
Nissim de Gironde, Espagne, XIVème siècle), qui analyse ce litige,
fait observer que les activités d'un syndicat ne sont pas une affaire
privée, étant donné que ses initiatives peuvent causer
un préjudice aux autres membres de la collectivité, notamment
par des hausses de prix. D'où la nécessité de soumettre
ses initiatives à une autorité appropriée en Torah, toutes
les fois qu'elle est disponible.
Maïmonide inclut cette
législation dans son code dans les termes suivants :
" Les membres
d'une profession ont le droit de décider entre eux qu'il ne sera
pas permis de travailler tel jour où un autre en aura le droit,
ou d'instituer une autre disposition équivalente, et de stipuler
que celui qui n'obtempérera pas sera condamné à une
certaine amende. Cette règle ne vaut cependant que dans les lieux
où il n'existe pas d'autorité qualifiée pour gérer
les affaires de la cité et pour veiller sur les intérêts
de ses habitants. Si en revanche une telle autorité est disponible,
cette réglementation n'a aucune valeur … sauf approbation
par celle-ci " (Hilkhoth Mekhira 14, 10-11).
On a posé une autre
question au Rabbin Moché Feinstein concernant le droit de grève
des professeurs de Torah. Ici le Rabbin Moché a manifesté une
grande répugnance à permettre toute initiative de cette sorte,
qui interromprait l'étude de la Torah par les enfants. Si les professeurs
s'engagent dans un mouvement de grève, rien n'interdit d'en appeler d'autres
qui occuperont leur place en leur absence. Même ici, cependant, Le Rabbin
Moché manifesta sa sympathie pour les professeurs, suggérant que
si leur situation est réellement désespérée et si
la grève en permet un règlement rapide - en un ou deux jours -
du conflit, il deviendra possible de trouver une base légale pour permettre
la grève.
A QUEL POINT PEUT-ON
PRENDRE LE PUBLIC EN OTAGE? Toute interruption dans les approvisionnements vitaux présente un risque pour la vie et la santé de certains membres de la population. Au cours de ces dernières
années, des changements radicaux sont intervenus dans le statut des syndicats
et dans leur recrutement, et la légitimité de grèves dans
un cadre conforme à la Torah nécessite aujourd'hui un sérieux
réexamen. Les exemples suivants illustreront typiquement ce point.
Une dame âgée
devait subir dans un hôpital israélien une série d'examens
radiologiques intensifs. Alors qu'on lui avait imposé une diète
et d'autres mesures préliminaires sévères, tous ses efforts
ont risqué de se révéler vains, car on annonça une
grève des techniciens en radiologie. Pouvait-il exister une quelconque
justification morale à l'aggravation de l'inconfort et des douleurs physiques
subies par cette personne, déjà en proie à une pénible
anxiété d'ordre mental ?
Il y a quelques années,
le personnel de la Compagnie EL AL s'est engagé dans une grève
qui a paralysé, plusieurs jours durant, les transports israéliens.
Plus récemment, tous les salariés des aéroports israéliens
se sont mis en grève, avec les mêmes effets. Outre les menaces
que leur mouvement a fait peser sur la sécurité d'Israël,
déjà menacée par toutes sortes de périls, les pertes
en devises étrangères étaient un revers sérieux
sur le front économique, non moins important que le front militaire.
Cette initiative avait été prise par des catégories professionnelles
dont les salaires sont parmi les plus élevés en Israël. Impossible
par conséquent de se représenter un seul instant les grévistes
comme étant des travailleurs défavorisés et surexploités.
Il y a également
quelques années, les mineurs de Grande-Bretagne ont lancé une
grève nationale. Étant donné que les fournitures d'électricité
sont tributaires, de manière primordiale, de réserves suffisantes
de charbon, il était évident que des coupures de courant ne tarderaient
pas à se produire. La grève avait été délibérément
décidée en plein milieu de l'hiver, époque où elle
serait le plus fortement ressentie. Les coupures de courant entraînent
nécessairement une interruption du chauffage dans beaucoup de foyers,
d'où des risques graves pour la santé des malades et des personnes
âgées. Si la grève s'était poursuivie au-delà
de quelques semaines, les résultats auraient été particulièrement
dévastateurs, puisqu'un grand nombre de services publics essentiels dépendent
de l'électricité.
Les mineurs méritaient
sans aucun doute la sympathie du public, car on pouvait certainement les présenter
comme des travailleurs surexploités. Travaillant à de grandes
profondeurs dans des conditions malsaines et parfois dangereuses, ils effectuent
une tâche d'une importance vitale pour leur pays.
Mais cela ne les autorise sûrement pas à entreprendre des actions
qui mettent en danger la vie et la santé des autres parties de la population.
Les organisateurs de la grève ont publié un communiqué
pour annoncer que des travailleurs seraient disponibles, en cas d'urgence, pour
les approvisionnements essentiels. Mais est-il possible de définir clairement
quand survient une urgence ? N'est-il pas plus exact de dire que toute interruption
dans les approvisionnements vitaux présente un risque pour la vie et
la santé de certains membres de la population ?
REAFFIRMER LES VALEURS
DE LA TORAH Le déclin général des valeurs morales dans les démocraties occidentales est un des résultats du développement de la philosophie humaniste séculière qui cherche à entretenir des valeurs éthiques tout en niant qu'elles prennent leur source dans des valeurs religieuses. L'aspect le plus troublant
des développements que nous venons de décrire est le fait que
ceux qui souffrent le plus sont de tierces personnes innocentes non directement
impliquées dans le conflit. Il est évident que la Torah ne peut
approuver de telles actions, qui menacent la santé voire la sécurité
d'autres citoyens. Mais la Torah insiste aussi sur la nécessité
d'un mécanisme efficace pour résoudre les conflits, et l'exemple
relevé dans le traité Baba Bathra penche clairement pour
un arbitrage par une autorité qualifiée de Torah.
Un tel arbitrage ne peut
réussir que si l'autorité jouit de la confiance des deux parties,
d'où l'importance d'un soutien du public à cette procédure.
Peut-être sera-t-il nécessaire de suivre la norme procédurale
fixée par la Torah pour la solution des litiges en matière d'argent,
c'est-à-dire la nomination de trois dayanim (juges), dont deux
choisis par les parties, et un troisième d'un commun accord entre les
deux premiers.
Mais une règle essentielle
implicite dans toute société respectant la Torah veut que soit
acceptée volontairement la discipline imposée par celle-ci, et
que soient exécutées les décisions rendues par les pouvoirs
qu'elle a institués. Tout arbitrage est inutile quand chaque partie se
réserve le droit de reprendre sa liberté d'action si la décision
des organes arbitraux tourne à son désavantage.
Les changements que nous
avons examinés ici dans les structures des syndicats et dans les manières
de lancer une grève s'inscrivent dans le déclin général
des valeurs morales dans les démocraties occidentales. Personne n'a clairement
identifié la cause de ce déclin, et il n'est pas déraisonnable
de suggérer qu'il est un des résultats du développement
de la philosophie humaniste séculière qui cherche à entretenir
des valeurs éthiques tout en niant qu'elles prennent leur source dans
des valeurs religieuses.
Lorsqu'on en vient à
abandonner un code éthique bien défini, les décisions d'ordre
moral sont abandonnées au jugement humain, et les êtres humains
sont portés à se projeter dans une vision qui ne cesse jamais
d'être un reflet de leurs intérêts ou de leurs préjugés
propres.
Il est grand temps de réaffirmer
les valeurs de la Torah, et d'examiner comment elles peuvent être appliquées
aux problèmes actuels.
En Israël, la possibilité que la population attachée au respect
de la Torah et des mitsvoth puisse entrer dans l'arène ne peut plus être
écartée au motif que les solutions données à ces
problèmes sont trop distantes pour pouvoir présenter un intérêt
pratique.
Armons-nous plutôt,
pour démontrer la vérité, de la promesse contenue dans
le verset : " … car elle est votre sagesse et votre intelligence
aux yeux des nations, qui diront en tendant tous ces statuts-là : "Cette
grande nation-là ne peut être qu'un peuple sage et intelligent
!" " (Deutéronome 4, 6).
Traduit de l'anglais
par Jacques KOHN |
le Dr Cyril DOMB Le Dr Cyril DOMB est membre de la Royal Society, rédacteur du BADAD Journal de Bar - Ilan et ancien Président académique de JCT. Il dirige le Nebenzahl Institute of Human Safety and Accident Prevention au Collège de Technologie de Jérusalem. Il est aussi Professeur émérite de Physique à l'Université Bar-Ilan. |
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