Le roi Salomon établit un parallélisme surprenant entre le concept de paresse et celui de manque de coeur.
Dans la paracha " Emor
", le grand prêtre qui a un statut particulier, est désigné
comme " plus grand que ses frères ". Et le Talmud explique
qu'il s'agit d'un supplément de grandeur en sagesse et en force.
On voit parfaitement cette dimension de force physique avec le premier grand
prêtre, Aaron, puisque le jour de l'inauguration du temple, afin de consacrer
les lévites, il devait les prendre, les soulever, faire un balancement
de droite à gauche avec eux et les reposer au sol. Et il y avait 22.000
lévites ! Lorsque le texte parle de guibor, " fort ",
il semble ainsi signifier " force physique " et non pas indiquer,
comme on aurait pu le penser, que sa grandeur concerne sa sagesse, son intelligence,
sa réflexion. On peut s'interroger sur la nécessité qu'avait
le grand prêtre d'être fort physiquement.
Pour répondre à
cette question, on peut regarder un verset tiré des "Proverbes" (du roi
Salomon), " je suis passé sur le champ d'un homme paresseux et
dans la vigne d'un homme qui n'avait pas de cœur et voilà que je
l'ai trouvé complètement en friche et que rien ne poussait comme
il le fallait et que tous les murets faits pour protéger ce champ ou
cette vigne étaient détruits et j'ai contemplé cela, j'ai
essayé de poser dessus mon cœur, j'ai vu et j'ai essayé d'en
tirer un enseignement ".
Pour apprendre ce qu'est
véritablement la paresse, on ne peut pas se contenter de philosopher
sur le sujet, se satisfaire d'une réflexion ou d'une anecdote. Pour comprendre
ce que veut dire une chose, il faut en faire l'expérience. Seule l'expérience
de l'implication de certains comportements peut amener à comprendre le
sens profond de ces comportements.
Le roi Salomon décide
donc d'appréhender la paresse en traversant le champ d'un homme paresseux
qu'il va qualifier d'homme à qui il manque du cœur, établissant
un parallélisme surprenant entre le concept de paresse et celui de manque
de cœur. Or on apprend dans le Talmud, que le cœur est un organe relié
à l'œil, d'où la nécessité d'une vigilance
attentive par rapport aux yeux, car ils sont directement liés au cœur.
(Nous voyons ce lien tous les jours dans le " chema' " : "Et vous
ne vous détournerez pas après votre cœur et après
vos yeux").
ANTICIPER
Le paresseux est celui qui s'empêche d'aller jusqu'au bout de lui-même.
L'homme qui manque de cœur
refuse de voir les implications de ses actes.
Ce refus offre une première
définition de la notion de paresse. Le paresseux rejette le caractère
impliquant de tout acte, voire non acte et partant, néglige l'exigence
d'une réflexion préalable à toute action. Ainsi, la paresse
n'est pas appréhendée comme un état mais comme le fruit
d'un refus de regarder la réalité et de considérer tout
ce qu'elle implique.
Affronter la réalité
et s'interroger sur les conséquences et l'implication de ses actes constituent
les attitudes de celui qui décidera de ne pas se laisser pénétrer
par la notion de paresse.
La paresse n'est donc pas un caractère inné. Chaque individu possède
des potentiels positifs et négatifs. La paresse n'est pas une qualité
négative intrinsèque, mais la non volonté de faire agir
des éléments constitutifs de l'être, tant dans un sens positif
que négatif. Le paresseux est celui qui s'empêche d'aller jusqu'au
bout de lui-même, même dans le mauvais chemin, qui refuse d'avoir
de l'ambition car cela exigerait de lui la notion de l'effort. Ainsi s'opposent
"celui qui a l'intelligence du cœur" et "celui
qui manque de coeur".
Le roi Salomon emploie le verbe " é'hezé", du
langage de 'hizaïon, vision qui caractérise la prophétie.
Le prophète n'est pas voyant mais visionnaire. Il ne se contente pas
d'une vision immédiate mais est capable de concevoir l'implication ultérieure
des actes. Le prophète voit notre histoire future à travers nos
actions d'aujourd'hui, car c'est ce que nous mettons en place aujourd'hui qui
va créer notre avenir. Processus que nous percevons bien dans l'éducation
des enfants.
Le problème de la paresse ne réside pas dans l'état présent
du paresseux mais dans l'absence de perspective que cet état va entraîner
pour lui plus tard.
D'où l'emploi du verbe " é'hezé" qui suggère
cette capacité d'anticipation. Comprendre la paresse c'est en saisir
l'implication future dans l'existence.
Le verset continue par l'expression " et j'ai posé dessus mon
cœur ", qui indique l'aptitude à déduire d'une observation,
une conclusion. Il faut être capable de ramener une connaissance au niveau
de notre cœur pour comprendre les implications de la pensée, de
l'analyse d'une situation observée sans se contenter d'un regard extérieur.
SE SENTIR
CONCERNE
Etre confronté à
une situation suppose de la ramener à soi, de se sentir concerné.
Le véritable sage
est celui qui se laisse interpeller par tout homme, qui accepte surtout que
toutes les situations de vie auxquelles il est confronté ne sont pas
là pour qu'il émette un jugement sur elles mais pour qu'il puisse
être capable d'en tirer des conclusions par rapport à lui-même.
S'il nous est donné
de voir quelque chose, c'est nécessairement que quelque part cette chose
nous concerne, pas au niveau de l'événement mais au niveau du
concept de ce qu'il représente.
Idée que l'on retrouve
dans le traîté " Sota " où le témoin
d'une scène de mise en accusation de femme adultère, doit s'écarter
du vin et se laisser pousser les cheveux n'importe comment, pour se mettre dans
un état où il empêche les éléments extérieurs
d'avoir une prise sur lui comme le symbolise le vin, de même qu'il se
débarrasse du poids du regard de l'autre qui empêche parfois de
faire un bilan sur soi-même, en ne prêtant pas attention à
sa coiffure. Confronté à cet événement, il doit
donc être capable de se repositionner, de s'interroger à son tour
sur son rapport à l'autre.
C'est ce que le roi Salomon
nous enseigne, alors qu'il pourrait se dire " ça ne me concerne
pas ".
De même Moïse qui sort du palais du pharaon où il vivait totalement
à l'écart du peuple juif et de ses servitudes pour voir le peuple,
c'est-à-dire, selon Rachi, "pour poser ses yeux et son cœur sur
le vécu du peuple et vivre sa souffrance, sachant très bien qu'un
regard purement contemplatif de l'événement ne peut être
bouleversant".
GARDER UNE PERCEPTION
SENSIBLE
Si on se contente d'avoir un regard extérieur aux choses, même si on nous dit les choses et même si on sait que ça va se passer, on n'est pas capable d'agir.
Au contraire, faire vivre
l'événement que je regarde à l'intérieur de moi
et lui donner un sens, c'est décider de garder la vigilance de mes sentiments
par rapport à ce que parfois j'ai pris l'habitude de voir. Et penser
qu'il faut sans cesse conserver une sensibilité à l'intérieur
de soi-même exige un effort.
C'est pourquoi le roi Salomon décide non seulement de voir plus loin
" é'hezé " mais aussi de poser ce qu'il voit
dans son cœur afin de conserver sa sensibilité éveillée
en permanence et son ressenti toujours aussi intense. Le roi Salomon parce qu'il
sait qu'il va être confronté à des situations de vie récurrentes,
et Moïse pour être le chef du peuple d'Israël, s'imposent ce
type de regard, à la fois différent d'un regard extérieur
parce que l'on ne se sent pas concerné et d'un regard désensibilisé
parce que l'habitude banalise la vision. Ils s'imposent une vigilance sur ces
deux plans.
Sans cette double exigence, on se retrouve dans l'histoire de l'Egypte. Car
les Egyptiens, malgré la réalisation des premières plaies
annoncées par Moïse et n'ayant pas tiré d'enseignement de
ce qu'ils avaient déjà vu, laissent leurs serviteurs et leurs
bêtes dehors malgré l'annonce de la grêle, et le conseil
de Moïse de les faire rentrer.
Si on se contente d'avoir un regard extérieur aux choses, sans être
prêt à faire vivre ce regard à travers une implication à
l'intérieur de soi-même qui va amener à une nouvelle démarche,
alors dans ce cas là, même si on nous dit les choses et même
si on sait que ça va se passer, on n'est pas capable d'agir et c'est
ce qu'on va voir en Egypte.
Le prophète Nathan est venu voir le roi David et lui a posé une
question : "il y a un riche propriétaire qui possède un
immense troupeau et son voisin n'a qu'une brebis et il veut la lui prendre,
a-t-il le droit d'agir ainsi?" Le roi David va lui répondre
: "il faudrait le condamner à mort, c'est un homme horrible".
Puis il se tait jusqu'au moment où le prophète le reprend : "est-ce
que tu ne viens pas de dire à voix haute ce que normalement on aurait
dû te faire à toi qui possède tout et qui est venu prendre
l'unique femme d'un de tes officiers". Et à ce moment-là
le roi David réalise. Parfois, on ne se rend pas compte que l'on voit
le scénario de sa propre histoire, mais quand les acteurs sont différents
on n'a pas l'impression que cela nous concerne. Même pour le roi David,
il faut que Nathan le prophète vienne le lui dire pour qu'il s'en rende
compte. Est-on capable de se faire entendre à soi-même ce que sa
bouche est en train d'exprimer à l'autre ?
DEDUIRE UN ENSEIGNEMENT
ET SE SURPASSER
Ce qui donne de la valeur à la chose, c'est l'intensité de l'effort que je mets à l'intérieur de celle-ci.
Troisième point du
verset : "j'ai vu et j'ai tiré un enseignement " que
je vais pouvoir faire vivre à l'intérieur de moi.
De même, lorsque Moïse
décide de construire le sanctuaire dans le désert, il demande
à toute personne qui se sent capable de l'aider à construire de
venir mais précise qu'il a besoin d'orfèvres, de tisserands, de
bons artisans. Des personnes que leur cœur avait portées sont venues,
et toutes les femmes qui avaient la sagesse du cœur sont venues
aussi aider. On aurait pu croire qu'il avait besoin de leurs compétences
mais pas de leur cœur. En fait, sont volontaires tous ceux qui ont voulu
mettre du cœur à l'ouvrage.
Ils ne savent pas s'ils
sont capables, s'ils sont compétents, pour un travail aussi difficile
et d'une telle exigence mais parce qu'il y avait cette notion de cœur en
eux, ils ont pu se présenter et réaliser les choses. On retrouve
cette idée au niveau de l'étude de la Torah. Selon le Talmud,
pour ceux qui prennent le chemin de droite, la Torah est symbole de vie, pour
ceux qui prennent le chemin de gauche, elle est symbole de mort. Ceux qui prennent
la Torah du côté droit, selon Rachi, sont ceux qui se préoccupent
d'Elle avec toutes leurs forces, et cherchent en permanence à la comprendre
jusqu'au plus profond de leur entendement. La Torah me fait vivre à partir
du moment où je suis prêt à m'y investir avec toutes mes
forces et où je suis prêt à en comprendre tous les sens.
Selon Maimonide, il y a
une obligation pour chaque membre du peuple juif d'apprendre la Torah et de
la comprendre avec tous ses secrets jusqu'au plus loin de ses propres limites
car c'est ce qui permet d'installer la valeur de la chose. Tout ce que l'on
doit faire, il faut le faire de toutes ses forces, avec toute son énergie,
que ce soit dans la pratique des commandements, la construction de soi-même,
de son couple, de son identité. Ce qui donne de la valeur à la
chose, c'est l'intensité de l'effort que je mets à l'intérieur
de celle-ci.
Au contraire, à partir du moment où la notion de l'effort n'a
pas existé ou n'existe pas de manière constante, alors même
la Torah devient symbole de mort car celui qui la pratique ainsi a besoin de
s'enfermer dans ce qu'ils est sensé représenter et oublie de se
remettre au travail.
Le mot 'amal : effort
, a les mêmes lettres que me'al, celui qui va au delà, me…'al,
au dessus des choses. La notion de l'effort c'est se demander si on n'a pas
la possibilité d'aller encore plus loin dans notre acquisition de connaissances,
de réaliser autre chose, c'est se transcender, c'est la notion d'apprendre
à se dépasser.
Il ne faut pas faire dépendre l'effort de la situation qu'il va produire
et dans laquelle on va pouvoir s'installer pour se reposer, car ce que D.ieu
exige c'est de continuer l'effort, c'est de s'attacher à la notion de
l'effort pour l'effort et non à l'effort nécessaire pour pouvoir
s'arrêter.
MAINTENIR UNE DYNAMIQUE
L'effort c'est tenir compte de l'impossible. Demain, je serai peut-être appelé à être grand alors je ne dois pas me refuser à mettre en place aujourd'hui tous les moyens pour pouvoir le devenir le jour où cela me sera proposé.
Ainsi, quand Jacob a voulu
"s'installer" dans la tranquillité, brusquement arrive
l'histoire de Joseph (Genèse chap. 37). Non pas qu'il soit interdit d'aspirer
à une vie de tranquillité mais plutôt qu'il faille veiller
à ne pas stopper la dynamique, car D.ieu a une exigence vis à
vis de l'homme, jusqu'à la fin de ses jours, c'est d'être en permanence
dans cette notion d'effort, d'aller au delà des choses.
Et c'est pourquoi le roi
Salomon va nous dire "le paresseux est intelligent à ses propres
yeux". Celui qui est paresseux, qui n'a pas envie de se bouleverser
en permanence, qui n'a pas envie de continuer cette progression a besoin d'être
intelligent pour justifier sa démarche pour créer un système
dans lequel il peut expliquer pourquoi la notion d'effort n'a plus sa place.
Le paresseux considère qu'il y a un temps pour tout, un temps pour l'effort
et un temps pour le repos, or le roi Salomon va montrer que le repos est un
repos technique, un besoin de reposer son corps, où la notion de l'effort
reste une constante.
C'est pourquoi il conseille
à l'homme paresseux d'aller voir la fourmi parce qu'une fourmi vit peu
de temps et tous les jours pourtant, fait des efforts. Elle pourrait se contenter
de vivre et de satisfaire ses besoins au quotidien. Et selon le Midrach, quand
on demande à la fourmi pourquoi elle fait autant d'efforts puisqu'elle
ne pourra pas profiter de ce qu'elle met en place, elle répond que peut-être
D.ieu va brusquement décider de lui prolonger l'existence. Elle prépare
pour le futur, elle tient compte déjà des nouveaux éléments
que D.ieu peut décider de mettre dans sa vie.
L'effort, c'est tenir compte
de l'impossible. Demain, je serai peut-être appelé à être
grand alors je ne dois pas me refuser à mettre en place aujourd'hui tous
les moyens pour pouvoir le devenir le jour où cela me sera proposé.
Prévois, parce que demain tu vas devoir vivre en couple, avoir des enfants,
alors donne-toi les moyens aujourd'hui de pouvoir vivre ta réalité
de demain, comprendre ce que veut dire l'autre, savoir communiquer.
Ainsi le grand prêtre, plus grand que ses frères et le prophète
qui vont avoir la plus grande proximité avec le divin auront l'obligation
d'être fort.
L'homme fort c'est celui
qui arrive à avoir la maîtrise de lui-même. La maîtrise
mais pas l'élimination de tous les éléments qui peuvent
le perturber. L'homme possède une puissance terrible à tous les
niveaux, dans la réalisation de tout, aussi bien dans la construction
que dans la destruction. On ne lui demande pas d'enlever cette puissance, sinon
D.ieu ne l'aurait pas mise, on lui demande de la maîtriser. Il est vrai
que la dimension pulsionnelle est tellement forte que selon le Talmud, si D.ieu
ne nous aide pas, nous ne pouvons arriver à cette maîtrise.
Mais D.ieu ne peut m'aider
que parce que j'ai décidé d'aller au-delà de moi-même.
Si lorsque je décide que je n'ai pas le choix, je rassemble la totalité
de mes énergies, alors l'intervention de D.ieu peut avoir lieu. Comme
Jacob devant Rachel, lorsqu'il soulève à lui seul le rocher bouchant
le puits. La construction du peuple juif passe par ce moment où devant
la situation je vais me'al au delà,(et 'amal, notion de
l'effort), à ce moment là la chose se construit. La construction
de l'individu, la construction du peuple juif dans sa globalité est liée
non pas à la non volonté de voir l'obstacle mais au fait que s'il
est là devant moi, je dois tout faire pour le dépasser et ensuite
seulement D.ieu intervient.
C'est la même chose
avec la force physique du Grand-Prêtre Aaron, 22000 personnes en une seule
journée, c'est une personne toutes les trois minutes, c'est impossible
en dehors du miracle! Alors pourquoi parle-t-on de fort ? Parce que le
miracle, Aaron ne lui a pas demandé d'intervenir mais au contraire, il
a décidé de faire ce qu'il fallait pour que la chose existe.
C'est l'enseignement de
la paracha. Moïse a voulu mettre en place le sanctuaire et à partir
de là, la construction s'est mise en place, c'est l'aide divine qui intervient
quand je décide d'aller au delà de la difficulté qui m'est
posée et qui est là pour me révéler si oui ou non,
j'ai le désir d'accéder à quelque chose. Et l'opposé
c'est la notion du paresseux.
Le roi Salomon nous demande de réapprendre à regarder le monde,
regarder autour de soi, être capable d'avoir un 'hizaïon, une vision
qui va au delà de l'instant présent.