Le débat politique sur le rôle de l’Etat-providence, en Israël et dans d’autres pays, a beaucoup à apprendre de la vaste expérience de la tradition juive, qui a donné naissance à un système détaillé et élaboré de lois sur le bien-être de la collectivité.
La politique sociale, depuis une cinquantaine d’années, se débat entre deux thèses opposées.
Pour les uns, les avantages sociaux devraient être attribués à tous ceux qui entrent dans une catégorie donnée de la population, comme les chômeurs, les personnes âgées, celles qui ont des enfants, tandis que les autres préféreraient qu’ils soient adaptés de manière à procurer des ressources à ceux qui en ont le plus besoin.
Les partisans du principe d’universalité soulignent qu’il préserve la dignité des bénéficiaires. Il s’ouvre aux riches comme aux pauvres, un peu comme un attribut de la citoyenneté, tandis que celui qui fait dépendre les aides du niveau de ressources a pour effet que le pauvre est montré du doigt.
Quant à ceux qui préconisent une adaptation des prestations à chaque cas individuel, ils estiment au contraire que l’absence de distinction entraîne des gaspillages et se révèle inefficace. Ils voudraient que les aides soient réservées à ceux qui sont vraiment pauvres, à ceux qui en ont vraiment besoin. De plus, étant donné que l’espérance de vie et le chômage de longue durée ont augmenté au-delà de ce que les fondateurs des systèmes de protection sociale avaient imaginé, les coûts des prestations universelles ont augmenté en flèche et échappent à toute maîtrise.
Une obligation de justice pour la société...
La tradition juive a sur ce problème des positions bien arrêtées. L’obligation de contribuer aux œuvres charitables est d’une importance essentielle dans le judaïsme. Lorsque nous soutenons les nécessiteux, nous œuvrons en vue du tiqoun ‘olam, de la réalisation d’un monde parfait et juste, et nous imitons les attributs divins de bonté dans le monde. Comme le dit le Talmud, « tout comme D.ieu habille ceux qui sont nus, ainsi dois-tu faire, et tout comme Il rend visite aux malades, ainsi dois-tu faire » (Sota 14a).
Cette obligation de faire œuvre de charité et de bonté n’incombe pas seulement à l’individu. La halakha stipule que chaque communauté juive doit entretenir des institutions chargées de pourvoir aux besoins des nécessiteux. Le Talmud (Baba Bathra 8a) décrit les différentes institutions charitables qui existaient dans chaque ville : celles qui fournissaient des habits, de la nourriture, qui subvenaient aux devoirs funèbres et à la sécurité collective. Maïmonide impose à chaque ville où vivent des Juifs de nommer un responsable officiel chargé de la charité, et il déclare qu’il n’a jamais ni vu ni entendu parler d’une communauté juive qui n’ait pas eu au moins un fonds de secours pour la nourriture des pauvres. Ces lois et les innombrables autres dispositions et principes traduisent l’importance vitale que revêt la tzedaqa, la charité – en fait, au sens littéral, la justice – dans la tradition juive.
...un encouragement à l'indépendance pour l'individu!
Cependant, bien qu’une charité généreuse envers les nécessiteux soit une obligation religieuse essentielle, son acceptation par ses bénéficiaires des mains des individus comme des institutions reste irrémédiablement teintée de honte. Les rabbins ont affirmé, parfois avec une certaine emphase, que mieux vaut se résoudre à toutes les extrémités raisonnables plutôt que d’accepter une situation de dépendance par rapport à la collectivité, déclarant notamment que « mieux vaut faire de son Chabbath un jour comme les autres qu’accepter la charité », ou bien : « Mieux vaut [gagner sa vie] en écorchant des animaux morts sur le marché plutôt qu’accepter la charité. » Dans la perspective rabbinique, l’acceptation de la charité est certes un droit auquel ont accès ceux qui sont vraiment pauvres, mais elle est loin de constituer un étendard de citoyenneté dont ils puissent être fiers.
Les fonds recueillis auprès des gens par les pouvoirs coercitifs d’imposition dont dispose la collectivité ne soient versés qu’à ceux qui en ont réellement besoin et qui méritent qu’on les aide.
Cette aversion envers les gens qui acceptent la charité sans en avoir un besoin réel s’est traduite par des injonctions adressées aux communautés de ne pas donner d’aumônes à de tels solliciteurs.
La loi juive a institué des règles pour évaluer les ressources de ceux qui peuvent prétendre à la charité publique. Selon le Choul‘han ‘Aroukh, elle ne doit pas être accordée à ceux qui possèdent un patrimoine de 200 zouz et au-dessus, ou un capital actif de 50 zouz, ces deux sommes suffisant à procurer de quoi vivre pendant un an. La loi donne également pouvoir à la collectivité de vérifier l’indigence de ceux qui viennent réclamer son soutien pour se vêtir, mais pas de ceux qui sollicitent de quoi manger, de peur qu’ils ne meurent de faim pendant qu’ils attendent.
Ce qui transparaît sous ces dispositions, ce n’est pas seulement le désir que soient gérés au mieux les fonds publics affectés à la charité, mais aussi la volonté de voir les gens y émarger le moins longtemps possible. L’argument économique pour une utilisation efficace de l’argent public est étayé par une revendication morale, celle qui veut que les fonds recueillis auprès des gens par les pouvoirs coercitifs d’imposition dont dispose la collectivité ne soient versés qu’à ceux qui en ont réellement besoin et qui méritent qu’on les aide.
Nous voyons ainsi comment les sources juives favorisent une redistribution des fonds publics à ceux qui en ont le plus besoin, ce qui implique, en termes modernes, une préférence pour une aide différenciée selon les besoins réels plutôt qu’une redistribution des ressources selon le principe d’universalité. Beaucoup de pays modernes, et notamment la Grande-Bretagne, sont en train de réorienter les objectifs de leurs politiques sociales dans cette direction pour des raisons à la fois économiques et éthiques.
L’Etat d’Israël, où ces politiques obéissent surtout au principe d’universalité, est à la traîne dans ce domaine. Ses hommes politiques feraient bien de s’inspirer de la tradition juive, ou sinon de ce qui se fait dans d’autres pays, pour améliorer l’équité et l’efficacité de son système social.
Traduction et adaptation de Jacques Kohn