La morale, couramment, consiste à avoir des principes. Mais agir conformément à ce qu’ils prescrivent nécessite de les réinventer ou de les adapter. En effet, le principe moral, a contrario du commandement, n’est pas un absolu plaqué sur la réalité. Il ne prend vie que s’il est prêt à rencontrer une sollicitation plus ou moins incongrue à laquelle, par définition, on ne s’attendait pas.
La première question d’ordre moral, écrit Paul Ricoeur, n’est pas : « Que dois-je faire ? » mais « Comment voudrais-je mener ma vie ! ».
Pour le judaïsme, ces deux questions n’en font qu’une. C’est en sachant ce que je veux faire, comment le faire et surtout en le faisant que je saurai comment mener ma vie.
L’action est l’examen de passage de mon authenticité, elle vérifie le bien fondé des certitudes théoriques qui m’habitent.
Cependant, en réduisant le vécu moral à l’application systématique d’un impératif, sommes-nous encore capable de faire vivre le principe moral? Pour qu’il vive, il doit d’une certaine façon se colleter à l’imprévisible, hors des cadres normatifs que l’on s’est choisi ou que les codes nous imposent. On choisit la morale, mais on ne choisit pas toujours les façons de la faire vivre car l’exigence morale est souvent intempestive.
Certes, les principes sont des repères, mais des repères amovibles, à géométrie variable. Ce que la vie attend de nous ne se présente presque jamais selon un plan prévisible ou préétabli. Nous n’appliquons pas la morale, nous tentons de la faire coïncider avec l’impertinence d’une situation.
Tout se passe comme si l’exigence morale prenait un malin plaisir à nous bousculer hors de nos convenances et de nos certitudes ; à nous dévoyer vers un inconnu immaîtrisable : l’action dans la vie réelle. L’action est l’examen de passage de mon authenticité, elle vérifie le bien fondé des certitudes théoriques qui m’habitent.
L’action morale passe son temps à déprogrammer nos emplois du temps.
Etude, Prière, Charité: une manière de bousculer le quotidien
Si la charité doit être « bien ordonnée », nous dit-on, l’action morale nous propulse de facto dans la possibilité d’un déplacement voire d’un désordre, toujours dans un questionnement. C’est ce que pourrait-nous dire en filigrane la 2ème Michna des Pirkei Avoth :
« Le monde tient sur trois piliers : la Thora, le service sacerdotal (aujourd’hui la prière) et la bonté gratuite ».
Le Maharal insiste sur le fait que les piliers dont il est question ici sont l’homme lui-même. L’homme qui fait vivre la Thora, la prière et la bonté, fait tenir le monde sur ses bases, empêche son effondrement (voir son commentaire dans Derekh Haïm).
Or, à y regarder de plus près et par delà la complémentarité des piliers -relation à soi (Thora), à D.ieu (la prière), à autrui (la bonté), rapport au savoir (la Thora), au spirituel (la prière) et à la vie sociale (la bienfaisance)- l’on peut aussi y déceler une essence commune.
La Thora, la prière et la bienfaisance ont cela en commun qu’elles impliquent toutes trois une sortie, un déplacement vers une expérience inattendue, une perturbation dans le fonctionnement serein de l’existence.
En effet, Thora signifie la capacité de penser et d’apprendre dans un hors de soi, à partir d’un texte qui n’est radicalement pas moi et qui m’oblige à reposer ailleurs, autrement, non seulement mes préjugés et mes valeurs, mais tout le ronronnement doxal du monde.
La prière est à contre courant du fonctionnement logique. Elle est une interruption du cours frénétique des activités rentables. Celles dont on dit qu’elles font tourner le monde. La prière de Min’ha –offrande, oblation- a conservé son nom originel, du temps où elle était un service dans le Temple, car elle constitue un véritable sacrifice : prier l’après-midi, s’interrompre dans le feu de l’action, prendre le risque de les déstabiliser, s’appelle une Min’ha, un don absolu, une offrande.
La bonté gratuite, quant à elle, incarne également une déstabilisation dans le programme bien balisé de ma vie. Aider, recevoir, se soucier, écouter nous demande presque toujours de déplacer, annuler, réorganiser ou repousser ce que nous avions prévu de faire initialement dans le train train et la quiétude. La vraie guémilout ‘hassadim bouscule mon emploi du temps chronologique, mes repères intellectuels, psychologiques et moraux.
La Tente de nos ancêtres, lieu de l'imprevisible
Ce n’est pas le moindre des paradoxes que ce qui fonde le monde soit au fond ce qui le déstabilise. Ce paradoxe peut être représenté formellement par l’espace de vie caractéristique des Patriarches : la Tente.
La Tente est, en effet, un lieu de résidence, mais également un espace ouvert à l’accueil. Il est littéralement ouvert et fermé. Espace de l’intimité et de la rencontre.
Rappelons-nous d’Abraham assis à la porte de sa tente, aux aguets, attentif au moindre signe venant du dehors et cependant attaché à son lieu, à son ancrage, à sa place, là où il communique avec Dieu.
La mitoyenneté d’Abraham n’est pas le fade entre-deux de la tiède indécision mais la dure position interstitielle, celle d’un équilibre instable fait de tension, d’aspiration, dans l’attente de l’Imprévisible.
Jacob installe le déséquilibre à l’intérieur de l’espace lui-même indéfini de la tente.
Jacob pousse cette dimension encore plus loin. Il est appelé yochev ohalim : installé dans les tentes. Pour certains commentateurs, le pluriel ohalim (les tentes) signifie entre les tentes ; c'est-à-dire, entre la tente d’Abraham, incarnation de la bonté absolue et la tente d’Isaac, incarnation de la stricte justice. Sa tente qui est la tente du emet (« emet le Yaakov »), de la Vérité, est elle-même une synthèse ou plutôt la recherche d’un équilibre entre la bonté et la justice, étant entendu qu’un monde de pure bonté ou de pure justice ne serait pas viable. Jacob installe le déséquilibre à l’intérieur de l’espace lui-même indéfini de la tente. Il pousse l’exigence morale au point le plus ultime : vigilance et quête permanente du bien dans l’instable, à l’intérieur de l’incessante tension provoquée par les sollicitations intempestives.
C’est ainsi, me semble-t-il, qu’il faut comprendre le goût immodéré des sages du Talmud pour les problèmes de l’Intermédiaire. En effet, les discussions des sages ont le plus souvent pour objet les cas improbables dont les statuts ne sont ni tout à fait assimilables à une chose, ni tout à fait assimilable à une autre : que faire du moment qui s’appelle ben hachmachot , qui n’est ni tout à fait le jour ni tout à fait la nuit ? Que faire d’un espace qui n’est ni public ni privé ? Que faire d’un homme qui n’est ni libre ni esclave ?...
La pensée se met à penser quand elle est prise dans la tension du déséquilibre, lorsqu’elle n’est plus exactement comprise dans les principes, mais qu’elle devient un choix.
C’est aussi la loi de toute morale qui se veut vivante.