Souvent, la tendance du moralisateur sûr de sa bonne conscience est de se précipiter pour mettre de l’idéal moral partout. Et ce, avant même que cet idéal puisse atteindre ses conditions de réalisation.
Cette sorte de hâte idéaliste est la conséquence d’une présomption. Le moraliste est avant tout un juge. Il juge de tout et condamne du point de vue de son sentiment propre et particulier sans se soucier de la réalité vécue par celui qu’il juge.
La « belle âme » moralise à bon marché en se tenant à l’écart du monde qu’elle condamne.
Le moraliste condamne le monde tel qu’il est, mais il ne prend pas la peine de le changer. Sa précipitation dans le jugement peut être interprétée comme une sorte de narcissisme. Il se félicite, dans le secret, d’avoir de bons sentiments et de nobles prédispositions. Hegel appelle cela : « Le service divin à l’intérieur de soi-même ».
Le moraliste se glorifie de juger le réel du haut de ses idéaux sublimes, alors qu’il n’exprime le plus souvent qu’une impuissance ou une faiblesse à agir réellement, à faire avancer moralement les choses. Cette « belle âme » moralise à bon marché en se tenant à l’écart du monde qu’elle condamne. La négation puriste ou angélique exprime une forme de ressentiment vis-à-vis de la vie réelle et de la simple humanité.
IMMORALITE DU JUGEMENT MORAL
Paradoxalement, cet idéalisme confine parfois à l’immoralité. En rester à la pureté des bons sentiments, c’est se condamner à évoluer dans l’universalité de la pensée, sans agir. Le donneur de leçons, pétri de bonne conscience, prend le fait de juger pour une action effective. Il ne se salit pas les mains. Son moralisme développe une morale purement intérieure, dépourvue de sens réel effectif.
Il semble que pour la Thora comme pour tout système moral authentiquement organisé, la morale soit avant tout la moralité. Non point les beaux sentiments et les jugements moralisateurs, mais l’action bonne, aussi bonne que le moment et les circonstances, les hommes et la société, la volonté et la lassitude le permettent.
Hillel disait : « Ne te sépare pas de la communauté ; ne te fie pas à ce que tu es jusqu’au jour de ta mort et ne juge pas ton prochain avant de te trouver dans sa situation. » (Pirkei Avoth, Chap 2, Michna 4).
Le Maharal de Prague explique dans son Derekh ‘Haïm : si Hillel nous parle d’abord de la communauté c’est parce que la communauté est une entité beaucoup moins soumise aux changements, aux altérations et aux contingences que l’individu. En ce sens, elle peut jouer le rôle de repère et préserver l’individu de sa tendance naturellement déviante quand il est seul, livré à lui-même. La tendance même de son être étant la propension à la transformation permanente.
C’est la raison pour laquelle Hillel parle dans la même assertion de la vigilance nécessaire jusqu’au jour de la mort et de l’impossibilité de juger notre prochain tant que nous ne sommes pas à sa place.
L’homme pris individuellement est par nature soumis au temps, c’est-à-dire à l’expérience de la transformation qu’implique toute durée. A chaque instant, l’individu change. Il n’est jamais tout à fait le même, ni tout a fait assuré de ce qu’il sera l’instant suivant. La permanence de l’identité est un sentiment de surface. C’est pour cette raison que l’homme n’est pas à même de juger son prochain en condamnant chez lui un acte qui par essence n’est jamais achevé. D’où pour le Maharal, la possibilité de la Téchouva. L’homme de bien doit se pénétrer de l’idée que les raisons qui président aux agissements des individus sont nombreuses et leurs enchainements extrêmement complexes.
Pour le Maharal, la michna des Pirkeï Avot, viendrait nous enseigner que si ces mêmes raisons s’étaient fait jour dans notre propre vécu, nous aurions peut-être agi à l’identique. Et ce raisonnement s’applique également à des actions auxquelles nous répugnions. A partir du moment où ces actions ne sont pas arrivées dans notre propre processus de vie, nous ne sommes pas à même de juger et d’affirmer qu’il nous serait totalement impossible d’agir de la sorte. Il est même probable que si nous étions passés par les mêmes expériences, la même chaîne d’événements, les mêmes méandres existentiels, nous aurions agi de la même manière.
Le donneur de leçon pense dans l’abstrait et la généralité atemporelle.
Le Maharal de Prague viendrait nous mettre en garde contre le jugement moralisateur, jugement qui n’intervient que si l’on est incapable de s’identifier un tant soit peu à la personne jugée. Ceci est la conséquence d’une ignorance de notre condition d’homme dans le temps, soumis aux changements. Le donneur de leçon pense dans l’abstrait et la généralité atemporelle. Il plaque des principes figés sur du vivant. Si le moralisateur scrute effrontément le pauvre pêcheur qui a succombé et affecte de se croire définitivement à l’abri, c’est parce qu’il n’a pas saisi la dimension fondamentalement humaine de l’altération.
En revanche, si l’homme prend conscience de sa dimension changeante, alors il peut intégrer l’idée d’un monde qui peut changer et que l’on peut parfaire. Il n’y a pas de schéma préétabli du fonctionnement moral du monde, une sorte de moule dans lequel on le coulerait. Le cadre est sans cesse à réinventer.
Mais le risque est grand aussi pour l’homme qui se travaille. Ses efforts peuvent l’amener à déconsidérer l’autre, celui qui se laisse vivre, et à le prendre de haut, avec le sentiment latent qu’il fait partie du club très select des bonnes âmes qui ont réussi. Ce sentiment de supériorité qui n’est pas toujours exempt d’une forme de minauderie morale peut parfois le rabaisser au niveau des êtres immoraux qu’il condamne.
Dans le traité talmudique Taanit (23b) on a demandé à Abba ‘Hilkia pourquoi lorsqu’il priait pour la pluie, les nuages arrivaient du coin où se tenait son épouse avant d’arriver sur le maître lui-même.
L’une des réponses qu’Abba ‘Hilkia a apporté est la suivante : « Des rustres vivaient dans notre voisinage. J’ai prié pour qu’ils meurent, mais mon épouse, elle, a prié pour qu’ils se repentent et ils se sont repentis. »
L’épouse du maître n’a pas condamné, elle a prié pour qu’un certain type de changement intervienne dans la vie de ces hommes de peu, délinquants ou voyous. Elle a prié pour que ce qui advienne dans leur existence soit un changement. Elle s’est mise, d’une certaine façon, à leur place.
En d’autres termes, il ne s’agit pas de ne pas juger, ou de se réfugier dans un quant à soi fait de neutralité ou d’indifférence. Il faut agir pour que le monde change vers le bien, ce qui est la forme la plus aboutie de l’engagement moral.