Cette ultime paracha du Livre de la Genèse nous raconte les derniers jours de Jacob qui réunit ses fils pour les bénir un à un, avant sa mort. Auparavant, il reçoit également la visite des deux fils de Joseph, Ephraïm et Ménaché, qu’il bénit en donnant la préséance au cadet qu’il juge plus méritant. Il élève ses deux petits-fils au rang de « pères de tribus », au même titre que ses propres enfants. A sa mort, toute l’Egypte prend le deuil et lui rend hommage. Les frères craignent qu’en l’absence de leur père, Joseph ne cherche à se venger d’avoir été vendu mais celui-ci les rassure sur ses sentiments bienveillants à leur égard.
Unifier, c’est nouer les diversités particulières, non les effacer.
Antoine de Sant-Exupéry
Celui qui dit : « il n’y a pas d’autre maître que le mien » est un idolâtre.
Ce qu’il faut dire c’est : « chaque maître est bon pour ses élèves,
et c’est le mien qui me convient ».
Rabbi Tsvi Hirsch de Ziditchov
Les débuts de l’Exil
La paracha de Vayé’hi est dite « fermée » (stouma) car elle est complètement compacte (sans le moindre espace ni passage à la ligne entre ses différentes parties) ce qui a donné lieu à différents commentaires.
Rachi propose deux explications à la « mise en page » atypique de notre section.
La première consiste à dire qu’« à partir de la mort de Jacob (narrée dans cette paracha), les yeux et le cœur du peuple d’Israël ont commencé à se fermer car l’asservissement a débuté ». On considère d’ordinaire que le processus qui va réduire les descendants de Jacob en esclavage commence avec le Livre de l’Exode. Mais Rachi veut faire remonter les débuts de l’oppression à la mort du patriarche, marquant désormais la perte de repères et l’absence de l’autorité morale qu’il incarnait aux yeux de l’Egypte. La paracha est fermée, dit donc Rachi, car les portes de l’Egypte ont commencé à se refermer sur le peuple d’Israël. Pour l’heure, il n’est certes pas encore question de répression et d’enfermement physique, mais il n’en reste pas moins que commence une sorte « d’exil spirituel » et que les rapports avec l’Egypte sont modifiés : la pression monte et « les yeux et le cœur » commencent à se fermer...
Prophétie interrompue
Après cette première suggestion, Rachi propose une seconde explication basée sur la lecture d’un verset étonnant, précédant la bénédiction paternelle des douze fils: « Réunissez-vous et je vais vous dire ce qui se passera à le fin des temps » (Genèse, 49,1). Dans ce verset, Jacob semble annoncer qu’il va dévoiler une prophétie concernant les temps messianiques. Pourtant rien de tel n’est dit puisque le verset d’après décrit le début de la bénédiction adressée à Ruben puis aux autres fils. Aucune information n’est finalement donnée sur « la fin de temps ». Rachi explique, en citant le Talmud, que Jacob souhaitait effectivement faire à ses enfants des révélations sur les temps messianiques mais que son esprit prophétique l’a soudainement quitté : le canal le reliant au monde céleste s’est, pour ainsi dire, « bouché ».... D’où le caractère « fermé » de notre paracha, symbolisant cette « obstruction » du canal prophétique. Voilà pour la seconde explication de Rachi.
Messianisme et unité
Jacob rappelle l’importance du respect de chacun dans sa différence et du possible vivre ensemble.
Il existe un commentaire midrashique très original qui propose de relire différemment le verset évoquant le désir du patriarche de faire des révélations sur la venue du messie : « Réunissez-vous et je vais vous dire ce qui se passera à le fin des temps ».
Contrairement à l’explication de Rachi, le Midrash (Agadat Béréchit et autres) dit, pour sa part, que Jacob a bien été au bout de ses révélations. D’après ce commentaire, Jacob a bel et bien donné à ses fils une indication de taille sur les conditions permettant l’avènement des temps messianiques : l’unité du peuple. De nombreux textes enseignent en effet que « Israël ne sera délivré que s’il retrouve l’unité » (Midrash Tan’houma, Nitsavim 1). Il faut donc relire le verset ainsi : « Réunissez-vous et c’est ainsi qu’adviendra la fin des temps »...
Autrement dit, le projet messianique réside dans la capacité à vivre ensemble dans le respect des différences de chacun.
Le thème de la difficile fraternité est au cœur du récit biblique : Du meurtre d’Abel par Caïn au schisme entre le royaume du Nord et celui du Sud en passant par la vente de Joseph, la rivalité entre Isaac et Ismaël ou Jacob et Esaü, la question posée est toujours « comment vivre ensemble ? ». C’est l’enjeu même de l’aventure humaine, le véritable défi messianique.
Lue à la lumière de ce commentaire, notre paracha prend une tonalité bien précise : en accordant à chacun de ses enfants une bénédiction spécifique, Jacob rappelle l’importance du respect de chacun dans sa différence et du possible vivre ensemble, car à ce moment là, tous les frères sont réunis et partagent un destin commun. Le caractère compact de la paracha peut, du coup, être expliqué autrement : ne faire qu’un tout en cultivant sa différence.
Unité (la paracha forme un bloc) et diversité (chaque fils est béni en fonction de sa singularité).
Etre unis dans la différence, voilà un projet absolument messianique...
L’identité du messie
Cette idée est magnifiquement illustrée par un texte talmudique (traité Sanhédrin, p.98b) qui nous raconte que les élèves de plusieurs académies babyloniennes n’hésitaient pas à considérer que leur maître était un messie potentiel : à partir de versets bibliques évoquant les différents noms du messie, les élèves d’un certain rabbi Ména’hem (dont le prénom signifie « le consolateur », terme employé à propos du messie) considéraient leur maître vénéré comme étant peut-être le messie. Mais les disciples de rabbi Chlia ne voyaient pas les choses du même œil, certains, pour leur part, que si le messie devait ressembler à quelqu’un, ça ne pouvait être qu’à leur guide spirituel ! Pour les élèves de rabbi Yanaï, en revanche, si le messie était un contemporain, il ne pouvait s’agir que de leur maître. Même logique pour les élèves de rabbi ‘Hanina.
Dire que son maître est potentiellement le messie, c’est une manière de dire « c’est nous qui détenons la vérité »... Le judaïsme a toujours été traversé par des courants opposés et des écoles concurrentes. En l’occurrence, les partisans des différentes obédiences étaient sûrs d’être les détenteurs exclusifs de la vérité...
Mais en relisant ce texte de près, les commentateurs du Talmud remarquent que le mot « messie » (machia’h) est justement formé de la première lettre du nom des quatre maîtres cités ! Autrement dit, ce qui serait messianique, ce serait que chaque école accepte que sa vérité n’exclut pas celle de l’autre !
C’est dans la cohabitation de visions singulières différentes et respectés de tous, que réside en réalité le projet messianique.
Hillel et Chamaï
Dans la France du XVIIIème, le siècle des Lumières, les philosophes, penseurs et intellectuels aimaient bien « faire salon » pour échanger leurs points de vue, débattre, confronter leurs idées. Parmi les lieux incontournables de ce style, on pense surtout au salon du baron d’Hollbach (1723-1753) où se croisaient, deux fois par semaine, dans un hôtel particulier de la rue Royale-Saint-Roch, Voltaire, Rousseau, Diderot, d’Alembert, Condorcet, Helvétius, Hume, Buffon ou Morellet. Il va sans dire que de nombreux points opposaient ces philosophes et c’est pourquoi l’ambiance était animée, bien que toujours courtoise. Ce qui nous intéresse dans cette affaire, c’est le nom qui a été donné à ce salon : la « synagogue » ! Comme si, dans l’esprit populaire, la notion même de débat d’idées et de joute intellectuelle renvoyait aux pilpouls talmudiques et à la pensée juive.
La culture du débat d’idées (ma’hloket) est en effet très présente dans l’Histoire juive. Le Talmud fourmille de débats entre différentes écoles qui sont considérées comme exprimant une vision originale du monde, ne signifiant pas forcément que les autres avis soient faux. L’exemple classique est celui des écoles de Hillel et de Chamaï, qui s’opposent sur d’innombrables sujets dans leur lecture de la Tora et ses implications juridiques. Pourtant, le Talmud (traité Erouvin, p.13b) raconte qu’un jour, une voix céleste s’est faite entendre et a dit à propos de ces deux écoles « Les uns comme les autres sont paroles du Dieu vivant ». Autrement dit, les avis de Hillel comme ceux de Chamaï sont respectables et expriment la vitalité du judaïsme.
Leurs points de vue opposés n’empêchaient d’ailleurs pas les disciples de ces deux courants de vivre ensemble en bonne intelligence et dans le respect de la différence (Cf. traité Yévamot, p.14b). La Michna, rédigée par un descendant de Hillel commence d’ailleurs toujours pas citer respectueusement l’avis de l’école opposée avant de citer le sien.
Le Talmud (Maximes des Pères, 5,17) enseigne : « Toute controverse qui a pour but le nom des cieux (qui est désintéressée) finit par se réaliser (...) Quelle est la controverse qui a pour but le nom des cieux, c’est (par exemple) celle de Chamaï et de Hillel ».
Comment comprendre cet enseignement ? Que signifie qu’une controverse « se réalise » ?
Pour l’un des commentateurs traditionnels, Rabbi Ovadia de Barténora (1450-1510, Italie), la controverse permet à la vérité de jaillir : les arguments et contre-arguments des protagonistes permettent d’aboutir à une solution consensuelle admise même par celui dont l’avis a, au terme d’un débat rigoureux et argumenté, été rejeté.
Mais c’est une toute autre lecture de ce texte que suggère pour sa part Rabbénou Yona (talmudiste et exégète espagnol du XIIIème siècle) : selon lui, la réalisation de la controverse signifie sa pérennisation, son maintien permanent. Car ce qui caractérise une « controverse au nom des cieux » c’est qu’elle oppose deux visions du monde légitimes. L’une n’a pas à s’effacer devant l’autre puisqu’elles ont toutes deux leur place. C’est pourquoi elle perdure de manière féconde. Une telle controverse témoigne de la pluralité de certaines vérités. Le reconnaître, c’est être dans un mode de pensée messianique...
Mais la discorde n’est hélas pas toujours motivée par la recherche de la vérité ou des vérités, et c’est pourquoi le Talmud, après avoir fait l’éloge des débats opposant Hillel et Chamaï, évoque le contre-exemple de Kora’h, grand opposant de Moïse (Cf. Nombres, 16) dont les querelles relevaient bien plus de la recherche de pouvoir et de la jalousie que du débat d’idées fécond.
L’histoire juive comme l’histoire universelle sont pleines de discordes du type « Kora’h »... Mais l’avènement d’une société « messianique » réside a contrario dans l’acceptation et le respect de visions différentes, ce qui n’exclut pas, au plan pratique, une action concertée ou déterminée par la majorité.
D’après le Midrash, Jacob a donné à ses enfants la clé de l’avènement messianique : la capacité à vivre unis, dans le respect des différences et des vérités de chacun, si tant est qu’elles découlent d’une vision du monde singulière et non d’un désir malsain de querelle ou de pouvoir.