Cette paracha nous raconte la grossesse tant attendue de Rébecca qui porte des jumeaux. Dès leur naissance, tout oppose Esaü et Jacob: le premier (qui voit le jour quelques instants avant son frère et qui est donc officiellement l’aîné) devient un chasseur violent sans foi ni loi, roux et velu ; le second devient quant à lui un berger plein de sagesse. Pourtant Isaac apprécie davantage Esaü qui lui rapporte de quoi manger, tandis que Rébecca préfère Jacob.
Un jour, affamé, Esaü accepte de vendre son doit d’aînesse à son frère cadet contre un plat de lentilles. Isaac devient vieux et il perd la vue. Il souhaite bénir Esaü, qu’il considère comme son aîné (sans rien savoir du rachat du droit d’aînesse par Jacob). Il lui demande de lui ramener un bon gibier avant de le bénir. Mais entre temps, sur les conseils de sa mère, Jacob se fait passer pour son frère en se déguisant et reçoit la bénédiction paternelle. Esaü découvre la supercherie et il en veut à mort à Jacob. Pour éviter ses représailles, Jacob fuit hors du pays d’Israël, vers la famille d’origine de sa mère.
Il y a certains défauts qui, bien mis en œuvre, brillent plus que la vertu même.
François de La Rochefoucauld
Déterminisme et sublimation des pulsions
Au moment de sa naissance, la Tora dit d’Esaü qu’« il avait le teint rouge, entièrement couvert comme d’un vêtement de poils » (Genèse 25,25). Et Rachi commente : « Il avait le teint rouge : c’est un signe qu’il sera amené à verser le sang ». La rougeur d’Esaü évoque le sang versé. De plus, en hébreu, le mot « rouge » (adom) est de la même racine que le mot « sang » (dam).
Ce commentaire laisse entendre que la violence légendaire d’Esaü était déterminée depuis sa naissance, l’enfermant dans un destin auquel il ne pouvait guère échapper.
Mais si la tradition juive reconnaît la place importante des déterminismes naturels, elle considère que l’homme possède malgré tout une certaine liberté, qui sera d’autant plus intelligemment utilisée qu’elle ne consistera pas à contrecarrer sa nature mais à l’orienter dans le bon sens. En effet, le Talmud (traité Chabbat p.156a) enseigne par exemple qu’« un homme né sous le signe astral de Mars versera le sang. Mais il sera soit saigneur, soit brigand, soit abatteur rituel (d’animaux), soit circonciseur ». Autrement dit, sa nature le portera forcément vers le sang, mais il lui appartiendra de se laisser mouvoir par cet instinct pour le pire (brigand), pour le meilleur (en pratiquant la circoncision, qui est un commandement religieux) ou de manière neutre (en orientant son attrait naturel pour le sang vers une profession telle que saigneur ou abatteur d’animaux).
Il y aurait beaucoup à dire sur le statut de l’astrologie dans la littérature rabbinique. Globalement, les sages reconnaissent que les hommes sont a priori influencés par les astres (aujourd’hui, nous parlerions plutôt de déterminisme génétique, social, éducationnel etc...) tout en affirmant qu’on peut échapper à cette influence. Mais même pour qui est né sous une « mauvaise étoile », le « mal » n’est jamais considéré comme quelque chose de toujours négatif mais comme un potentiel, une énergie pouvant être orientée plus ou moins positivement. L’Homme ne choisit pas forcément les pulsions et les défauts majeurs qui le traversent, mais il reste libre de les exploiter et de les orienter dans un sens plus ou moins positif.
La Bible nous raconte que Dieu envoya le prophète Samuel à la rencontre de David, futur roi d’Israël. Le Midrash (Yalkout Chimoni sur le livre de Samuel) précise que « quand Samuel aperçut David il constata son teint rouge et il prit peur : cet homme versera le sang comme Esaü ! Alors Dieu lui dit : Esaü tuait (à mauvais escient) de son propre chef. Mais David tuera (en menant des guerres légitimes) uniquement sur décision du Sanhédrin (cour suprême) ». Autrement dit, le roi David partageait avec Esaü une violence et une énergie destructrice bien difficiles à maîtriser. Mais ce dernier l’utilisa pour voler et tuer tandis que l’auteur des Psaumes orienta sa brutalité pour défendre son peuple de ses ennemis.
C’est dans cette perspective que l’on peut comprendre le verset «Eduque l’enfant selon sa voie (...)» (Proverbes 22,6). Une éducation réussie consiste notamment à repérer les inclinaisons naturelles de l’enfant (« sa voie ») et, plutôt que de les briser, à les orienter dans un sens positif pour en faire un atout.
Servir Dieu avec ses deux penchants
Le Chéma Israël récité quotidiennement contient l’injonction suivante : « Tu aimeras L’Eternel ton Dieu de tout ton cœur » (Deutéronome 6,5). En hébreu, le mot cœur se dit généralement « Lev ». Mais, dans ce verset, le mot utilisé est « Lévav », forme redondante, comme s’il y avait deux cœurs. C’est pourquoi le Talmud considère que ce mot évoque les deux penchants (le bon et le mauvais) de l’Homme. Pour les sages (traité Bérakhot p.54a), le verset cité signifierait donc qu’il faut aimer et servir Dieu non seulement avec son « bon penchant » mais également, ce qui est plus inattendu, avec son « mauvais penchant »... Car même nos défauts ont leur place dans notre démarche religieuse et dans notre réalisation personnelle.
Par exemple, de nombreux textes traditionnels condamnent la jalousie. Pourtant, ce défaut peut être utilisé à bon escient s’il s’exerce dans le domaine spirituel ou intellectuel : « la jalousie entre érudits fait accroître la sagesse », déclare le Talmud (traité Baba Batra, p.22a).
De même, l’orgueil est considéré comme un défaut majeur. Pourtant, il a aussi sa place et le Talmud (traité Sota, p.5a) encourage les sages à toujours conserver une petite dose d’orgueil pour asseoir leur autorité et préserver leur dignité.
Après la faute du veau d’or, Moïse implore ainsi le pardon divin : « (...) ce peuple a la nuque raide, pardonne notre iniquité et notre pêché et nous resterons Ton héritage » (Exode 34,9). Les commentateurs s’étonnent : puisqu’il se fait l’avocat des Hébreux, pourquoi Moïse évoque-t-il leur effronterie (« ce peuple a la nuque raide ») ? Le Gaon de Vilna (Rabbi Eliyahou ben Shlomo Zalman Kramer, 1720-1797) propose l’explication suivante : quand Dieu reproche leur esprit rebelle aux Enfants d’Israël, Moïse rétorque : « C’est en effet un terrible défaut... mais il est pourtant parfois salutaire ! C’est grâce à son effronterie qu’Abraham a su rompre avec l’idolâtrie de ses contemporains et que les Hébreux ont osé s’opposer aux égyptiens. Leur défaut peut être un atout ! ». D’ailleurs, le Talmud (traité Betsa, p.25b) rappelle que les Juifs sont le peuple le plus effronté parmi les nations et que c’est justement pour cela que c’est eux que le Créateur a choisis pour transmettre sa Tora, qui ne peut être appliquée qu’avec une certaine audace, étant souvent à contre-courant des valeurs communes.
Il n’y a donc, fondamentalement, ni vices ni vertus mais uniquement une orientation, dans le bon ou le mauvais sens, de nos tendances naturelles.
A la recherche du ‘hamets
Tous les ans, dans les foyers juifs, la fête de Pessa’h (qui commémore la sortie d’Egypte) est précédée d’une longue période de nettoyage intensif de la maison pour en éliminer toute trace de pain, de gâteaux et autres formes de ‘hamets (tout ce qui contient de la pâte levée). En effet, seules la consommation et la possession de pain azyme sont autorisées durant la fête, en souvenir du fait que les Hébreux sont sortis d’Egypte si précipitamment qu’ils n’ont pas eu le temps de laisser monter leur pâte.
Mais pour les commentateurs, le ‘hamets symbolise également le mauvais penchant dont il faut se débarrasser pour que la remémoration de la sortie physique de l’Egypte pharaonique s’accompagne d’une libération de notre « Egypte intérieure » par l’éradication du ‘hamets spirituel. Au moment où le ‘hamets est brûlé, comme le veut la tradition, il est d’ailleurs de coutume de réciter la prière suivante : « (...) de même que nous avons éliminé le ‘hamets de notre demeure, aide-nous à nous débarrasser du mauvais penchant qui est en nous ».
A ce propos, le premier enseignement du traité talmudique relatif à la fête de Péssa’h est le suivant : « La veille du 14 Nissan, on inspecte le ‘hamets à la lueur d’une bougie » (traité Péssa’him, p.2a). Commentant ce texte, Rabbi Yossef ‘Haïm (1833-1909, grand rabbin de Bagdad, kabbaliste et décisionnaire, surnommé le Ben Ich ‘Haï) s’étonne : ce n’est pas le ‘hamets qu’il faut inspecter, mais la maison ! Or le Talmud dit bien «on inspecte le ‘hamets »... Rappelant que le ‘hamets symbolise nos différentes tares, ce maître explique : la fête de Péssa’h est une invitation à se débarrasser de nos défauts. Mais il ne faut pas tout rejeter ! Il y a des défauts qui peuvent être bien utiles... C’est pourquoi on « inspecte le ‘hamets », pour faire la part des choses en se débarrassant de la dimension négative de nos défauts mais en en conservant leur énergie positive (Cf. Ben Ich ‘Haïl, vol.3).
Faire de sa faiblesse une force
Ainsi donc, les défauts naturels doivent être sublimés et positivement orientés, plus que combattus. Plus largement, la même attitude se retrouve à propos des défauts « acquis », liés à l’histoire de chacun. Là encore, la tradition juive invite à faire de nos faiblesses une force : « un homme doit toujours considérer ce qui lui arrive de manière positive et se dire : ça aussi, c’est bien » (traité Bérakhot, p .60a).
Le ‘Hafets ‘Haïm (surnom de Rabbi Israël haCohen, 1838-1933, Lituanie) est connu pour ses nombreux ouvrages concernant l’interdit de la médisance et la pureté du langage. En vieillissant, il perdit une grande partie de son ouïe. Mais il s’en réjouit en disant : « au moins, ça m’évitera d’entendre trop de paroles médisantes ! ».
Le Rabbi de Kotzk (Ména’hem Mendel Morgenstern, 1787-1859, Pologne) se réjouissait pour sa part de ses problèmes de vue qui, au moment de sa lecture de la Tora, lui faisait lire des mots de manière erronée, ce qui donnait lieu à des interprétations inédites des textes.
Dans le même esprit, citons cette célèbre anecdote du Juif qui lit tous les matins la presse antisémite. Son meilleur ami, affolé, s’en étonne. Mais son compagnon lui explique : « Quand je lis la presse juive, je déprime. On n’y parle des problèmes communautaires, de pauvreté, de misère, de mesures prises contre nous.... Alors que dans ce journal, on ne dit que des choses positives à notre propos : nous sommes les plus puissants du monde, possédons tout l’argent de la terre et régnons sur la planète ! ».
Résilience
Dans le même esprit, on retrouve dans de nombreux textes traditionnels, l’idée qu’une expérience douloureuse doit être sublimée et devenir une force.
On raconte par exemple que Rabbi Na’houm de Tchérnobyl (1735-1798, maître hassidique) consacrait une grande partie de son temps à la récolte de fonds pour la libération de prisonniers injustement incarcérés (il s’agit de l’un des devoirs moraux les plus importants pour la tradition juive, et dont le modèle biblique est Abraham qui prend les armes pour libérer son neveu fait prisonnier de guerre. Cf. Genèse 14). Or Rabbi Na’houm fut un jour lui-même l’objet d’une odieuse machination et il fut enfermé par un injuste gouverneur espérant obtenir de la communauté juive une forte rançon en échange de la libération du rabbin. Ses disciples vinrent lui rendre visite et, constatant le désespoir du sage, lui firent le commentaire suivant: «Maître, ne t’es-tu jamais demandé pourquoi Dieu avait ordonné à Abraham de quitter sa terre natale (voir Genèse 12). Pourquoi notre ancêtre devait-il connaître les affres du nomadisme? Et bien, suggérèrent les élèves, c’est tout simplement parce que la vertu cardinale d’Abraham est l’hospitalité. Notre ancêtre était amené à ouvrir sa porte aux voyageurs et aux plus démunis. Or pour mener au mieux sa mission, il était nécessaire qu’Abraham ressentît dans sa propre chair ce que c’est que le déracinement et l’exil, afin d’être encore plus à l’écoute des besoins de ceux qu’il allait plus tard accueillir chez lui! Eh bien, maître, même si la situation présente est extrêmement difficile pour toi, il y a au moins un aspect positif dans ton incarcération: tu sauras désormais exactement quelle tragédie vivent ceux dont tu t’occupes d’ordinaire et ton action n’en sera que plus efficace…».
L’expérience douloureuse est positivée et devient un atout...
Même si l’on ne décide pas de sa nature (comme Esaü qui naît avec un tempérament « sanguin »), on reste libre de l’orienter et de l’utiliser dans la bonne ou la mauvaise direction.
Qu’il s’agisse d’une nature a priori négative ou d’une situation délicate, la tradition juive nous invite toujours à transformer nos faiblesses en force et à tirer avantage de tout événement.