Cet article fait la synthèse d’une intervention faite lors du colloque « Philosophie et Judaïsme » organisé par l’association LEV le 30 Juin 2009.
La seule évocation du nom de Nietzsche inquiète. Une odeur de souffre accompagne « le philosophe au marteau » qui proclamait la mort de Dieu et prônait une vertigineuse subversion des valeurs traditionnelles. Pire encore, on l’a dit antisémite voire inspirateur du nazisme. Sa théorie du « surhomme » anticiperait les pus dramatiques théories aryennes.
Mais à y regarder de près, on découvre le père de Zarathoustra plutôt philosémite. Plus inattendu encore, il est possible d’envisager des passerelles entre le nietzschéisme et la pensée talmudique. Quoi qu’il en soit et si surprenant que cela puisse paraître, nombre de sages juifs parmi les plus brillants ont été des lecteurs attentifs de l’œuvre de Nietzsche.
Pour ne citer qu’un exemple des plus improbables, évoquons la figure de Rabbi Leibel Weisfich. Ce leader ultra-orthodoxe appartenant au très controversé courant hassidique hongrois Nétouré Karta, scribe à Méa Shéarim, parlait (non sans provocation) de Nietzche hakadoch (« le saint Nietzsche») ! Il rêvait de créer, à Jérusalem, un « Beit Nietzche » (la « maison de Nietzsche ») : centre international d’étude de l’œuvre du maître… Il alla jusqu’à déclarer : « La seule chose que Nietzsche adorait, c’était le judaïsme et les Juifs. Il l’a compris mieux que les plus grands rabbins !»
Après avoir clarifié, dans les grandes lignes, la position générale de Nietzche à l’égard des Juifs et du judaïsme, nous formulerons quelques hypothèses sur ce qui peut éclairer, dans l’œuvre du penseur allemand, quiconque s’intéresse à la pensée juive.
Sur l’antisémitisme de Nietzsche
A ses débuts, Nietzche n’échappe pas à la pensée commune et à l’antisémitisme ambiant. L’époque de la publication de son premier ouvrage (La naissance de la tragédie), moment de son amitié avec Wagner, n’échappe pas à quelques déclarations scandaleuses à l’égard des Juifs, qu’il faut toutefois replacer dans un contexte général où l’antisémitisme était dans l’air du temps.
Mais la pensée de Nietzsche est trop exigeante pour restée figée. Elle évolue, s’affine, se veut toujours plus suspicieuse à l’égard des lieux communs. Le moment de la rupture arrive donc : le philosophe rompt radicalement avec Wagner et abandonne son éditeur du fait de l’antisémitisme de ce dernier.
Certains textes témoignent désormais tout à la fois d’une horreur pour le nationalisme allemand et d’une vraie admiration pour les Juifs.
Dans Aurore, on peut lire : « Les ressources spirituelles et intellectuelles des Juifs d’aujourd’hui sont extraordinaires (…) Tout Juif trouve dans l’histoire de ses pères et de ses ancêtres une mine d’exemple du sang-froid et de la ténacité les plus inébranlables au milieu de situations terribles, des ruses les plus subtiles pour tromper le malheur et le hasard en en tirant profit ; leur courage sous le couvert d’une soumission pitoyable, leur héroïsme (…) surpassent les vertus de tous les saints (…) Ils n’ont jamais cessé eux-mêmes de se croire voués aux plus grandes choses, et les vertus de tous les êtres souffrant n’ont jamais cessé de les embellir (…) Et cette abondance de grandes impressions accumulées que constitue l’histoire juive, cette abondance de passions, de vertus, de décisions, de renoncements, de combats, de victoires de toutes sortes – à quoi devrait-elle aboutir, sinon finalement à de grands hommes et à de grandes œuvres intellectuelles. »
Dans Par delà le Bien et le Mal, Nietzsche vilipende les antisémites qui cherchent à limiter l’immigration juive en Allemagne et témoigne d’une certaine fascination à l’égard du peuple juif: « ‘Pas un Juif de plus ! Portes closes pour les Juifs, avant tout à l’Est et aussi en Autriche !’ Tel est le vœu instinctif d’une nation dont le type ethnique est encore faible et indécis et qui craint qu’une race plus forte ne vienne l’effacer ou l’éteindre. Or les Juifs constituent sans aucun doute la race la plus forte, la plus résistante et la plus pure qui existe actuellement en Europe ; ils savent s’imposer même dans les conditions les plus dures grâce à de mystérieuses vertus qu’on voudrait maintenant qualifier de vices, grâce surtout à une foi décidée qui n’a pas à éprouver de honte en présence des idées modernes. »
Le malentendu sur le prétendu antisémitisme de Nietzsche doit beaucoup à sa sœur, Elisabeth. Mariée à un antisémite militant, elle a, après la mort du penseur, trahi la pensée de son frère et a même offert à Hitler la canne du philosophe.
Nietzsche ne s’est pourtant jamais caché du dégoût que lui inspiraient les agissements de sa sœur. En 1887, il lui écrit: « Tu as commis là une grosse bêtise – tant vis-à-vis de toi que de moi-même ! Le fait que tu te sois associée à un dirigeant antisémite témoigne d’une attitude si étrangère à mon propre mode de vie que je me sens plein de colère ou de mélancolie… Je me fais un point d’honneur de me sentir absolument propre et sans ambiguïté par rapport à l’antisémitisme, c'est-à-dire opposé à lui, ainsi que je le suis dans mes écrits (…) Pour parler aussi franchement que possible, ce parti (qui n’aimerait que trop pouvoir utiliser mon nom !) m’inspire du dégoût (…) et le fait que je sois incapable de faire quoi que ce soit pour lutter contre, et que dans tout feuillet de correspondance antisémite on utilise le nom de Zarathoustra m’a déjà rendu malade à plusieurs reprises. »
La responsabilité d’Elisabeth dans la méprise traditionnelle à propos des soi-disant convergences entre le nietzschéisme et l’idéologie nazie est considérable. C’est sans doute en pensant à sa sœur que notre philosophe a pu écrire : « C’est avec ses parents qu’on a le moins de parenté »…
Outre cet anti-antisémitisme de Nietzche, il existe cependant, dans l’œuvre du philosophe, quelques propos sévères contre les Juifs. Mais il ne s’agit absolument pas des contemporains de notre auteur. Il est question des Juifs de l’époque des débuts du christianisme. Si notre penseur s’avoue très impressionné par l’audace des Hébreux de la Tora, il se montre en revanche très critique à l’égard des prêtres de l’époque du second Temple. Il voit dans le sacerdoce institutionnel une perversion de l’esprit biblique.
A y regarder de plus près, cependant, on se rend vite compte qu’il y a chez Nietzsche une fâcheuse confusion entre prêtres, pharisiens et premiers chrétiens. Or, c’est visiblement plutôt ces derniers, maladroitement qualifiés de « Juifs », que Nietzsche accuse d’être dans une logique de « négation de la vie ».
Le dépassement de soi
L’œuvre de Nietzsche a fortement influencé d’importants intellectuels juifs, parmi lesquels Martin Buber, Léo Strauss, A’had Haam (qui travailla sur les similitudes entre la figure biblique du «juste » - le tsadik - et le surhomme nietzschéen), Franz Kafka, Stefan Zweig sans parler de Sigmund Freud.
Dans son dernier livre - Nietzsche l’Hébreu, publié en Israël -, le Professeur israélien Jacob Golomb rappelle l’influence nietzschéenne sur certains grands théoriciens du sionisme comme Max Nordau, Théodore Herzl ou Zéev Jabotinsky (qui avait toujours dans sa poche Ainsi parlait Zarathoustra).
Proposons un survol très imprécis de quelques thèmes permettant d’envisager des « passerelles » entre la pensée juive et certaines idées centrales de la philosophie nietzschéenne.
Tout au long de ses écrits, Nietzche appelle de ses vœux l’avènement d’un homme nouveau, le « surhomme » (übermensch), homme libre et rayonnant, libéré du poids des superstitions et du ressentiment. Raphaël Draï ("La communication prophétique", Fayard 1990, pp 83 et 84) démontre la convergence entre la pensée biblique et le concept nietzschéen d’« éternel retour » et souligne, par ailleurs, la surprenante proximité des mots ivri (« hébreu ») et übermensch. Ivri renvoie précisément (comme über) à l’idée d’au-delà, de dépassement des limites, voire de transgression.
Les commentateurs juifs utilisent souvent la technique du hipoukh ou « lecture inversée ». Il s’agit de lire un mot à rebours en considérant que le hipoukh d’un mot exprime l’exact contraire du mot en question. Dans le cas de ivri (racine : ‘E.V.R), le hipoukh correspond à la racine R.V.’E qui signifie un carré, un espace clos, un cadre étroit. Autrement dit, être hébreu, c’est précisément aspirer à se libérer des systèmes clos.
Le récit biblique raconte qu’avant la création d’Eve, Dieu déclare : « Il n’est pas bon que l’homme soit seul » (Genèse 2,18). Prenant, à la mode rabbinique, quelques distances avec le sens littéral du verset (mais en respectant la formulation hébraïque qui permet de multiples lectures), le Rabbi de Kotzk (1787-1859, maître hassidique polonais) propose un commentaire que l’on pourrait qualifier de nietzschéen : « Il n’est pas bon que l’homme soit seulement un homme. Il doit être plus qu’un homme ! »
Insoumission
Dans sa critique radicale de la religion, Nietzsche s’inquiète surtout de l’inhibition des potentialités humaines qu’elle provoque. Le croyant est agenouillé, tête baissée, renonçant à toute autonomie et à toute initiative par soumission passive à l’autorité divine.
Notre philosophe s’avoue toutefois fasciné par l’indocilité des Juifs à travers l’histoire. Ce peuple a su se révolter contre bien des totalitarismes et s’affranchir du joug de l’esclavage égyptien. Dans Aurore, il écrit : « les Juifs, en dépit de leur soumission abjecte à Dieu, ont toujours manifesté une velléité d’indépendance ». Si notre philosophe avait davantage connu la tradition rabbinique, il aurait découvert que l’insoumission d’Israël s’applique même (pour ne pas dire « surtout ») à l’encontre de Dieu. Dans le récit biblique, Abraham ou Moïse ne cessent de s’opposer aux desseins divins. Par exemple, quand Dieu annonce au patriarche la destruction de Sodome, Abraham s’oppose fermement à la décision céleste. Le Créateur ne reproche à aucun moment son audace au patriarche. La négociation est introduite par l’expression « Abraham se tint debout (omed) devant Dieu » (Genèse 18, 22).
Cette posture a toute son importance : le rabbin Léon Askénazi (1922-1996, intellectuel français, surnommé « Manitou ») aimait à rappeler que si les Musulmans prient en se prosternant complètement face contre sol (en signe de soumission totale à Dieu) et si les Chrétiens s’agenouillent, le Juif, quant à lui, prie debout (d’où le nom de amida, « position debout », donné à la principale prière juive).
Prier debout, c’est refuser d’être écrasé par l’omniprésence de Dieu, c’est s’affirmer comme sujet. Il faut ici remarquer qu’en hébreu le mot « se tenir debout » (omed) est l’anagramme du mot « pourquoi ? » (madoua) : se tenir debout, c’est oser questionner, demander des comptes... même au Créateur. Le judaïsme proclame la toute-puissance divine, mais en même temps, il accorde à l’homme une place de « partenaire de Dieu », ayant un rôle actif dans le projet divin et se tenant « face à Dieu ».
Cette idée pourrait être étayée par bien des exemples. Evoquons, pour n’en retenir qu’un seule, cet étonnant récit talmudique (traité Baba Metsia, p.59a) où deux rabbins se disputent sur un point de droit. L’un des deux, Rabbi Eliézer, en appelle à l’aide providentielle et plusieurs miracles ont lieu qui attestent que son avis a les faveurs du Ciel. Une voix céleste se fait même entendre et donne raison à Rabbi Eliézer. Alors le second sage –Rabbi Josué- se lève et s’exclame « La Tora n’est plus au Ciel ! ». Autrement dit, elle a été donnée aux hommes et Dieu n’a plus à se mêler des débats entre les rabbins. Et effectivement, la Loi retiendra l’avis de Rabbi Josué ! Le texte talmudique conclut : « Alors Dieu a ri et il s’est exclamé : Mes enfants m’ont vaincu ! ».
Parions que Nietzche aurait été séduit par cette image d’un Dieu rieur, désireux d’être dépassé par ses créatures…
Célébrer la vie
L’une des critiques les plus sévères de Nietzche à l’égard du christianisme concerne l’idéal ascétique et la détestation du corps.
Il accuse l’Eglise d’avoir fait des plaisirs des sens et de la sexualité un objet de mépris. A cette logique d’austérité, le philosophe oppose la figure solaire et joyeuse de Dionysos.
Le judaïsme est-il concerné par cette condamnation ? Le Talmud n’invite-t-il pas, au contraire à une célébration de la vie en déclarant, comme une injonction dionysiaque : « L’homme devra rendre des comptes pour tous les bons fruits auxquels il n’a pas goûté » ?
Le psychanalyste Otto Rank, lecteur très attentif de Nietzsche, écrit : « Le peuple juif est resté au milieu des autres peuples, en relation directe avec la nature et la sphère de la sexualité. Nietzsche n’avait d’indulgence pour le judaïsme que dans la mesure où il avait compris que les Juifs étaient le peuple le plus ‘naturel’, le plus ‘féminin’, le moins marqué par la répression de la sexualité. »
Illustrons le regard singulier du judaïsme sur la sexualité à partir d’un commentaire biblique traditionnel : après avoir raconté les débuts d’Adam et d’Eve au jardin d’Eden et leur désobéissance à l’injonction divine leur interdisant la consommation du fruit de l’arbre de la connaissance du Bien et du Mal (Genèse, chapitre 3), le récit biblique se poursuit ainsi : « L’homme avait connu Eve son épouse. Elle conçut et enfanta Caïn (…)» (4,1).
L’enchaînement des évènements laisse à penser que les enfants du couple originel ont été conçus après la faute et donc hors du Gan Eden. Nombre de théologiens chrétiens s’appuieront sur cette chronologie pour affirmer que les appétits sexuels sont fruits du pêché originel. Mais Rachi nous propose une lecture radicalement différente. Partant du fait qu’il existe, en hébreu biblique, deux moyens d’exprimer le passé, Rachi remarque que le verbe utilisé ici (yada) renvoie à un passé très lointain. Ce qui signifie que (comme souvent) la chronologie n’a pas été respectée par le récit biblique et qu’en réalité, la conception et la naissance de Caïn et Abel est antérieure à la faute : on a bien fait l’amour au paradis ! Il faut mesurer la portée de ce commentaire : pour la tradition juive, la sexualité n’est entachée d’aucune souillure. Elle fait partie de la vie et contribue au plein épanouissement physique, psychique et spirituel de chacun.
Volonté de puissance
Un autre thème récurant de la pensée de Nietzche est celui de l’audace prométhéenne dont les hommes n’osent plus faire preuve. Les religions auraient, le récit du péché originel aidant, inhibé chez les hommes toute « volonté de puissance ».
Là encore, l’on pourrait montrer comment, bien au contraire, la pensée talmudique fait l’éloge d’une attitude « démiurgique » et prométhéenne.
La faculté créatrice de l’homme est mise en avant, par exemple, dans un étonnant texte talmudique (traité Sanhédrin, p.65b) qui enseigne que « Si les justes le voulaient, ils pourraient créer un monde ». La démonstration s’appuie sur ce verset d’Isaïe (59, 2) : « Vos fautes font une séparation entre vous et votre Dieu ». Dans le contexte moralisateur du message prophétique, ce verset signifie que la faute éloigne l’homme de son Dieu. C’est un appel au repentir. Mais le Talmud relit ce verset à la lettre : seules vos fautes vous séparent de Dieu. Autrement dit, les justes (qui renoncent à tout pêché), pourraient, pour ainsi dire, ressembler à Dieu et devenir à leur tour des « créateurs de mondes ».
Et le Talmud atteste qu’un juste peut devenir presque l’égal du Créateur en racontant que Rav ‘Hanina et Rav Ochaya créaient chaque vendredi, dans une démarche véritablement prométhéenne, un veau ex-nihilo comme travaux pratiques de leur étude du célèbre «Livre de la création » (séfer yetsira). Quand à Rava, c’est le créateur du premier golem de l’histoire puisqu’il envoya à son collègue, Rabbi Zéra, un homme créé par ses soins !
Il existe, dans la littérature juive, d’innombrables récits de kabbalistes –de toutes les époques- créateurs de golems (Un golem est un être humanoïde, artificiel, fait d'argile, animé momentanément de vie par des procédés mystiques). On pense notamment à celui du Maharal de Prague mais les exemples sont fort nombreux.
Une telle entreprise n’est pas considérée comme une révolte contre Dieu mais au contraire comme le couronnement de la destinée humaine : la capacité d’imiter le Créateur. L’homme est non seulement le partenaire du Créateur mais il est presque son égal dans sa capacité créatrice, comme en témoigne ce verset des Psaumes : « Qu’est-ce que l’homme pour que Tu penses à lui ? Le fils d’Adam pour que Tu le protèges ? Pourtant, Tu l’as fait presque à l’égal des êtres divins, Tu l’as couronné de gloire et de magnificence ! Tu lui as donné l’empire sur l’œuvre de Tes mains et mis tout à ses pieds » (Psaumes, 8,5-7).
Pour le rabbin américain Yossef Dov Soloveitchik (1903-1993), le principal enseignement du premier chapitre de la Genèse est d’inviter l’homme à devenir lui-même créateur à l’image d’un Dieu qui doit être imité dans ses vertus et ses actions.
Voilà pour ce très bref aperçu sur les rencontres possibles entre une philosophie que Nietzsche lui-même comparait à de la dynamite et la pensée talmudique non moins explosive… Il reste, en la matière, bien des pages à écrire.