La question que nous voulons aborder
est celle de savoir si, selon la Torah, l’action sociale en elle-même a
une valeur. Ne faudrait-il pas aspirer à un temps où l’homme serait
libéré de se charger de l’homme et où chacun serait pour
soi ? Du reste, n’y a-t-il pas un aspect négatif à l’action sociale
? Une sorte de foi débordante vouée au pouvoir de l’être
humain, une sorte de culte de sa dignité ? Une religion ne doit-elle
pas mettre D.ieu au centre de ses préoccupations et donc pas l’homme ?
N’y a-t-il pas en outre de la vanité à vouloir parfaire le monde
de D.ieu ? Citons à ce propos deux passages de la Torah Orale :
Rav Yehouda, fils de Rav Simon, enseigne :
“Le pauvre se révolte en
disant : ‘Pourquoi suis-je moins que l’autre ? Lui, il dort sur son lit et moi,
ici. Lui, il dort dans sa maison et moi, ici.’ Si tu t’es levé et lui
as offert un don, Je (D.ieu) jure que Je considère que tu as fait la paix
entre Moi et lui !” (Vayiqra Rabba 34).
Un Romain demanda un jour à Rabbi ’Aqiva :
“Si votre D.ieu aime les pauvres,
pourquoi ne les nourrit-Il pas ? - Afin de nous donner l’occasion de nous sauver
de la perdition, lui répondit le Sage. -Mais au contraire, dit l’autre,
vous méritez l’enfer.
On pourrait comparer cela à un roi qui a disgracié son serviteur,
l’a enfermé dans la prison et a ordonné de ne pas lui donner à
manger et à boire. Si un homme va le nourrir, le roi ne le disgraciera-t-il
pas à son tour ? Et vous êtes appelés des serviteurs, comme
dit le verset : ‘Car les fils d’Israël sont Mes serviteurs’.” Rabbi ’Aqiva
lui rétorqua : “Je te donnerai un autre exemple : un roi a disgracié
son fils, l’a mis en prison et a ordonné de ne pas le nourrir. Si un
homme le fait tout de même, le roi ne le récompensera-t-il pas
? Et nous sommes appelés des fils, comme il est dit : ‘Vous êtes
des fils de D.ieu.’?”
Ces passages - comme d’autres - montrent l’importance de l’action en tant que
telle. Action pour coopérer au dessein divin et même, en quelque
sorte, pour le corriger. Accepter l’état des choses n’est en rien un
acte de foi. C’est au contraire, comme l’affirme le Midrach, admettre que la
Providence aurait rejeté une partie des hommes. Agir, c’est affirmer
sa confiance dans le fait que tous les êtres humains sont fils de roi.
C’est aussi exprimer sa foi en la faculté de l’esprit de corriger les
imperfections du monde matériel.
Ce dialogue met à jour une opposition fondamentale entre le paganisme
et le judaïsme. Le paganisme s’est en quelque sorte toujours posé
le problème suivant : ou bien c’est la divinité qui détermine
tout et nous n’en sommes que des outils, ou bien elle ne se préoccupe
pas des relations humaines et nous sommes libres d’agir comme bon nous semble.
“De toute manière, la croyance seule est l’absolution de tous les péchés...”
Le judaïsme n’a jamais vu de contradiction entre la foi en un D.ieu transcendant
et la nécessité de prendre ses responsabilités. L’homme
est en quelque sorte le délégué du Créateur, il
en est même “l’associé”, selon l’expression du Talmud. Les problèmes
de ce monde sont là pour lui donner l’occasion d’exprimer par ses décisions
et ses actes sa confiance en l’action droite et juste.
La tsedaqa - qui, dans l’esprit du judaïsme, est plutôt l’entraide
que l’aide - est la mitsva qui évoque le plus clairement l’influence
du spirituel sur le matériel. Si en effet l’homme, en introduisant dans
le monde de tous les jours la notion de conscience, bienveillance et justice,
change l’ordre apparemment irréductible où il y a des heureux
et des malheureux, des riches et des pauvres, il saura, dans le même élan,
faire que la vie ne se réduise pas aux relations purement pragmatiques
mais soit imprégnée de plus d’humanité, voire de spiritualité.
La tsedaqa ne doit pas uniquement être considérée comme
un remède auquel il aurait valu mieux ne pas recourir ; elle doit devenir
une attitude permanente dans la vie. On peut dire en quelque sorte que la tsedaqa
ne vient pas résoudre les problèmes, mais que le problème
fondamental des hommes est le manque de tsedaqa. La tsedaqa doit évoquer
le progrès continuel vers un monde plus digne, plus sensé, plus
saint. Dans le langage de la Qabala, la tsedaqa semble être cette attitude
où l’esprit ne se renferme pas sur soi, mais vient donner un sens à
l’action, où l’action, à son tour, vient imprégner son
sceau sur l’ordre naturel des choses. C’est une attitude dans laquelle aucun
élément de la vie ne se suffit à lui-même, mais en
recevant de ce qui lui est supérieur, retransmet ce qui lui a été
donné.
Dans cette optique, le judaïsme aura bien des choses à dire à
propos de la manière dont la tsedaqa devra être pratiquée.
La reléguer entièrement à des organismes impersonnels,
par exemple, lui enlèverait tout son apport vivant et vital.
Mais ce n’est pas dans ces pages que nous pouvons traiter ces sujets à
fond. Nous nous limiterons à remarquer combien est insensée aux
yeux du judaïsme la tendance actuelle qui croit devoir lier des vues progressistes
sur l’organisation de la société avec un rejet de toute idée
spirituelle pure. Cela se défend peut-être dans un monde qui a
toujours fait une opposition entre l’action humaine et celle de D.ieu, mais cela
n’a aucun sens dans une philosophie où les deux sont complémentaires.
Combien est pauvre l’action sociale qui ne vise que la liberté de consommer
les biens matériels !
Si notre jeunesse voulait seulement entendre combien la notion juive de tsedaqa
est vaste, combien d’optimisme et d’audace elle contient ! Elle exprime la confiance
de pouvoir faire progresser les hommes vers des sommets toujours plus hauts,
toujours plus exaltants.