Il est
hautement probable que le père de la psychanalyse reconnaîtrait mal ses
idées dans les slogans actuels appelant à la "liberté sexuelle"
et au "défoulement". Pourtant, il en porte tout de même une grande
responsabilité : celle d’avoir donné à la notion de
prohibition une connotation plutôt négative. L’homme, pense-t-il, supporte
péniblement l’interdiction, c’est la nécessité qui l'y
force. Dans le meilleur des cas, il apprend à en être conscient
et l’accepte. Ou bien encore peut-il faire une "sublimation", c’est- à-dire
transférer l’énergie de la pulsion naturelle vers certains idéaux
culturels.
Il est
hautement probable que le père de la psychanalyse reconnaîtrait mal ses
idées dans les slogans actuels appelant à la "liberté sexuelle"
et au "défoulement". Pourtant, il en porte tout de même une grande
responsabilité : celle d’avoir donné à la notion de
prohibition une connotation plutôt négative. L’homme, pense-t-il, supporte
péniblement l’interdiction, c’est la nécessité qui l'y
force. Dans le meilleur des cas, il apprend à en être conscient
et l’accepte. Ou bien encore peut-il faire une "sublimation", c’est- à-dire
transférer l’énergie de la pulsion naturelle vers certains idéaux
culturels.
Or,
dans le judaïsme, la notion de yir’ath ’heth - la crainte du péché
- dénote un niveau spirituel parmi les plus sublimes. Dans le fameux
passage talmudique où Rabbi Pin’has ben Yaïr énumère
les étapes successives de l’élévation spirituelle (’Avoda
Zara 20a), cet échelon figure presque en fin de liste : il vient après
la pureté, la ’hassidouth (zèle) et l’humilité.
Nous le devinons, automatiquement,
cette assertion va évoquer dans l’esprit du lecteur cultivé les
termes du masochisme, de complexe du père, d’angoisse obsessionnelle
. Mais le judaïsme ne s’émeut pas de ces critiques. Il a survécu
au mépris des païens qui ne pouvaient admettre son refus des idoles
et de l’esclavage. Il s’est maintenu dans un monde qui taxait de charnelle son
attitude positive pour l’action. Il subsistera bien après que la mode
appelant “névrose” toute attitude spirituelle aura dit son dernier mot.
Cela ne nous dispense pourtant pas d’expliquer. A chaque génération
ses avis et ses problèmes ; au judaïsme de se définir face
à eux. Nous demandons seulement au lecteur de vouloir remettre en cause
quelques instants les opinions-clichés du monde ambiant et de redécouvrir
les valeurs de l’interdiction selon une terminologie juive.
Afin de pouvoir communiquer sans
susciter directement les associations d’idées en vogue, adoptons le langage
du symbole, moyen fréquemment employé par les Sages de la Loi
Orale. Pour eux, l’eau évoque le plaisir, les pulsions de la vie ; sans
l’eau qui abreuve les terres et les êtres, le monde est voué à
la sécheresse et au dépérissement. L’eau évoque,
dans le même ordre d’idées, la bonté, l’agrément
qu’on souhaite à autrui : Rébecca montre sa bonté en abreuvant
abondamment Eliézer et ses chameaux. Abraham offre à ses hôtes
en premier lieu de l’eau...
L’eau, qui représente donc l’élément positif du monde,
devient pourtant quelquefois destructrice. La mer déchaînée
peut rompre ses digues ; l’eau qui se répand dévaste tout à
son passage. Du reste, déversée sans mesure, elle n’est plus salubre
et rafraîchissante ; elle noie, ternit, efface les choses avec lesquelles
elle entre en contact. Pour promouvoir la vie, elle doit donc être maîtrisée,
canalisée et déversée avec mesure et discernement.
L’idée sous-jacente est claire : l’instinct de plaisir anime la vie.
Pourtant, comme toute source d’énergie, ses pulsions doivent être
contenues et dirigées ; sinon elles peuvent faire éclater la personne
qu’elles habitent.
Ce qui est pis est qu’il peut faire agression à autrui car, livré
à lui-même, il veut devenir illimité, fait fi des droits
et de la dignité du prochain. En racontant les crimes des hommes à
l’époque du Déluge, la Tora nous dit d’abord que la fin de toute
chair était proche à cause des instincts qui allaient leur libre
cours. Et elle ajoute ensuite que le monde s’était rempli d’injustices
: l’un entraîne donc l’autre. Ce n’est pas par hasard que la destruction
de cette génération advint par l’eau ; les énergies que
l’homme avait déclenchées lui-même devaient retomber contre
lui.
Le feu représente l’agressivité, la destruction, la négation.
Il est littéralement l’opposé de l’eau. En contact l’un de l’autre,
c’est une lutte de vie et de mort qui s’engage. Ce n’est pas pour rien que les
habitants de Sodome sont morts par le feu ; leur agressivité s’étant
retournée contre la vie, ils devaient subir les conséquences de
leurs actes.
Pourtant, si le feu n’est pas laissé à lui-même, il peut
jouer un rôle important, il répond même à des besoins
impérieux. Il peut être employé à éliminer
le superflu, à limiter sans pour autant détruire. Du reste, dominée
et dirigée, sa chaleur est un élément vital et peut être
employée entre autres choses comme force de propulsion.
L’agressivité ne doit pas forcément être destruction. Elle
peut, par exemple, servir à dominer ses propres passions et les canaliser
vers des buts constructifs. Elle inclut la volonté de s’affirmer et de
se dépasser. Elle agit donc contre l’inconsistance et la mollesse qu’entraînent
l’asservissement et l’instinct du plaisir.
L’arc-en-ciel est le symbole de l’alliance que conclut D’eu avec les hommes
après le Déluge. Il est le signe qui nous rappelle que l’eau ne
devra plus jamais envahir les terres. C’est le feu du soleil qui frappe contre
les nuages... C’est la volonté qui domine la passion.
Mais la volonté ne limite pas uniquement la passion : elle lui donne
aussi un sens et une direction. L’arc, dans la terminologie cabalistique, est
le symbole de l’énergie contrôlée et dirigée. On
peut le considérer comme l’emblème de l’harmonie réalisée
entre l’instinct du plaisir et celui de l’agressivité. La rigidité
de l’arc est courbée par la corde ; la mollesse de la corde est tendue
par l’arc. Ensemble, cela fait une force de propulsion irréalisable par
des éléments naturels. Cet instrument doit d’ailleurs être
manipulé avec beaucoup de maîtrise ; on sait qu’on s’en sert dans
le Zen pour arriver au contrôle parfait de soi.
Si l’esprit et la volonté de l’homme interviennent, ces deux instincts
du plaisir et de l’agressivité peuvent concourir à promouvoir
la vie. Comme l’eau et le feu s’harmonisent par exemple dans la cuisson pour
donner goût et saveur aux mets solides, ainsi ces deux instincts sont
les éléments qui donnent vie et contenu au monde matériel.
Toute cette symbolique pour bien faire ressentir que l’effort, la maîtrise,
la privation voulue sont des éléments de progrès et de
libération. On a pris à tort l’habitude de faire une opposition
systématique entre un comportement naturel, d’une part, et un comportement
“inhibé”, compressé d’autre part.
On s’est même ingénié à étayer cette assertion
en montrant comment on pouvait occasionner des traumatismes aux animaux en les
mettant devant le dilemme plaisir-peur. Comme si vraiment le psychisme de l’homme
était comparable en tout point à celui de la bête ! Or,
là où l’homme diffère fondamentalement de la bête,
c’est précisément qu’il lui est possible - et nécessaire
- de dépasser le stade où il est complètement déterminé
par la nature de ses instincts. Le “naturel” de l’homme ne se dévoile
qu’après qu’un effort de réflexion et de volonté a été
réalisé.
Dans cet effort de volonté, l’interdiction, la limitation jouent un
grand rôle. Sans parler du contenu logique de ces interdictions, nous
pourrons dire qu’elles recèlent deux éléments de grandeur.
Du point de vue spirituel, elles sont là pour confronter l’homme - avec
ses pulsions et ses tendances personnelles - aux autres hommes et à la
vérité. Car c’est par le contraste ressenti entre ses propres
désirs et les exigences de la spiritualité que l’homme apprend
la différence entre le mesquin et le grand, le contingent et l’essentiel.
Du point de vue caractériel, elles donnent une direction, une intentionnalité
à sa personne, et font de lui le maître de sa vie.
Le grand penseur Maharal prouve à plusieurs reprises que la qualité
de yir’ath ’heth correspond à la lucidité et la maîtrise
parfaite. Du reste, le Sefath Emeth explique que ce n’est pas par hasard que
le nom du Patriarche Isaac évoque le rire (Yits’haq : il rira). C’est
que - comme le dit explicitement la Bible - sa qualité prédominante
était la crainte de D’eu et cela implique qu’il avait réalisé
une clarté parfaite en lui et s’était libéré de
toute angoisse intérieure. Oui, la vraie crainte du mal (à différencier
de la superstition et de l’anxiété) implique la clarté
et la liberté ; quoi qu’en disent les adeptes de la castration.
Ajoutons encore une fois que notre critique va surtout contre le culte populaire
de la psychanalyse. Que certaines personnes soient traumatisées par des
interdictions mal intériorisées, cela est très plausible,
mais de là à dire que toute prohibition n’est qu’un frein à
l’épanouissement de l’homme, voici une autre chose.
Certes, il est probable que dans un système où la seule manière
de considérer l’interdiction est la peur du diable ou la nécessité,
elle gardera toujours sa connotation péjorative. Cela n’est pas le cas
du judaïsme. En parlant du judaïsme, j’entends la manière de
vivre où l’homme est conscient des valeurs de la Tora et les transmet
dans cette optique à ses enfants. Si la valeur de ces préceptes
commence à s’affadir à ses yeux et qu’il les transmet par habitude,
ou par crainte de rompre avec le passé, alors il est bien vrai que ses
contradictions internes deviennent des tensions, des angoisses chez la génération
suivante. On sait d’ailleurs que les collègues de Freud et ses patients
provenaient en grande partie de tels milieux.
Pour ne pas induire le lecteur en erreur, ajoutons que le judaïsme ne
se compose pas uniquement d’interdictions, mais aussi et surtout de mitsvoth
’assé, d’actions positives et constructives. Du reste, pour ce qui est
de la maîtrise des pulsions, la notion de sublimation existe et il en
est parlé explicitement dans nos textes bien avant Freud ; cela dépasse
le cadre de cet article.
Terminons avec une image : un ’hassid accompagnait son Rabbi en train. Tous
deux contemplaient cette machine merveilleuse qui venait d’être inventée.
Le Rabbi se retourne vers son élève et lui dit : “Sais-tu comment
cela se fait que cette locomotive parvient à accomplir le travail de
plusieurs chevaux ? C’est qu’elle peut contenir sa vapeur.”