1. Apprendre à apprendre
La pédagogie est seulement en train de découvrir que l'enseignement ou l'éducation, tels qu'on les pratiquait traditionnellement, sont à la fois une aliénation pour l'enseigné et une illusion, tant pour l'enseignant que pour l'élève. Aliénation par le fait qu'enseigner c'est transmettre une idéologie qui, généralement, n'ose pas dire son nom; c'est endoctriner des individus, jeunes ou âgés, qui n'ont pas les moyens de se défendre contre cette manipulation.
Un second aspect de l'aliénation est la fabrication de castes, la constitution d'un mandarinat du savoir, de confréries de diplômés de telle ou telle grande école ou académie, transformant ainsi la science, l'intelligence, en moyen de pouvoir, en outil de domination.
C'est exactement le contraire que nous enseignent nos Sages (1): "Ne fais pas de l'étude un diadème pour t'en glorifier, ni une bêche pour retourner la terre ".
Enfin, chacun s'accorde à dire aujourd'hui que notre système scolaire inhibe, sinon mutile, le pouvoir créatif de l'enfant.
Illusion que l'enseignement qui croit transmettre un savoir de celui qui sait à celui qui ne sait pas. Les psychanalystes expliqueront cette illusion par le fantasme d'allaitement: la mère fait ingurgiter au nourrisson son lait maternel. Illusion de l'enseignant qui croit transmettre quelque chose d'inerte à l'élève qui "boirait" sa parole. Illusion de l'étudiant qui pense pouvoir "assimiler" passivement un savoir, "puiser" aux sources un objet tout fait, à l'élaboration duquel il n'aurait pas contribué par son propre effort.
II n'en est pas ainsi de l'étude du Talmud.
Qu'est ce qu'un savant? C'est un talmid 'ha'hame: un "élève sage", celui qui sait étudier
Qu'est ce qu'un savant? C'est un talmid 'ha'hame: un "élève sage ", celui qui sait étudier. En yidiche on dit: "Er kenn lernen ", il sait apprendre; à l'opposé du mandarin, qui sait tout court.
Quant à la hiérarchie du savoir, nous lisons, quelques paragraphes plus loin: "Rabbi Eliézère ben Chamoua dit: Que l'honneur de ton élève te soit plus cher que le tien propre, l'honneur de ton camarade comme la crainte de ton maître, et la crainte de ton maître comme celle du ciel ". En d'autres termes, toi, le maître (M), tu dois respecter ton élève (E) plus que toi même (E > M), ton camarade comme ton maître (El = M) et ton maître (M) comme l'Eternel. La boucle est donc ainsi bouclée:
E > M
E ->El = M
M = comme l'Eternel
En fait, on n'apprend pas pour savoir, mais pour enseigner et accomplir. II ne s'agit pas d'une transmission aliénante, mais d'une quête en commun d'une vérité qui se découvre, se fait, s'accomplit par son étude. Car (ha Torah Lo bachamaime hi), la loi n'est pas au ciel (4). Elle est la parole vivante que nous faisons parler en l'étudiant et en l'accomplissant.
2. Se dépouiller, se remettre en question
Apprendre le Talmud ce n'est pas accumuler, mémoriser, stocker un savoir. C'est une quête, une exploration et une construction, qui n'est possible que par une action continuelle sur soi même.
Ainsi Réche Lakiche enseigne (5): "Les paroles de la Torah ne peuvent s'accomplir (exister, se perpétuer) que par celui qui se mortifie (ou se met à mort) pour elle. Car il est écrit (6): "Voici la Torah: un homme meurt dans une tente . .. ".
Nous savons que la Torah dans sa totalité Loi écrite et Loi orale a été donnée en un endroit aride, que personne n'a cultivé, une terre vierge. "Un homme meurt dans une tente ". Juste un bout de toile pour le protéger du soleil, pas de palais ni même de maison confortable.
Ben Zoma enseigne (2): "Qui est le sage? Celui qui apprend de chaque homme". Car il est écrit (3): "De tous mes enseignants j'ai appris", Le vrai sage apprend de chaque homme, et l'expression "tous mes enseignants" des Psaumes a bien cette signification: tous les hommes peuvent m'enseigner quelque chose, ils sont donc mes maîtres.
Pour accomplir vraiment la Torah, l'homme doit se dépouiller de son orgueil, de ses préjugés, de ses prétentions
Même dans cette tente, pour accomplir vraiment la Torah, l'homme doit se dépouiller de son orgueil, de ses préjugés, de ses prétentions. II doit se remettre en question complètement et à chaque instant, se libérer de ses faux fuyants, de ses justifications ou excuses, se mettre à nu et se regarder lucidement en face, sans complaisance. C'est cela "se mettre à mort dans une tente ".Juste un bout de toile pour le protéger du soleil , pas de palais ni même de maison confortable.
3. Faire parler la parole
Apprendre le Talmud, c'est faire exister le latent, c'est donner une signification au chaotique
Parole en hébreu se dit: (davar). Les trois lettres de ce mot se retrouvent dans (midbar),désert. La parole est comme un désert. Elle ne devient vivante, elle ne prend toute sa signification, que pour celui qui sait l'entendre, l'écouter.
La guemara (7) commente ainsi les paroles d'Isaïe (8): "II discerne le dessein et magnifie la sagesse ": Le mot (touchia) que nous avons traduit par sagesse signifie devarim chel téou chéolame "Des paroles chaotiques (vides de sens manifeste) sur lesquelles le monde repose".
Pour celui qui ne veut pas écouter, ce sont là, en effet, des mots vains, vides de sens. Le monde ne peut devenir un monde humain que si la parole est rendue à la parole. Si nous réapprenons à écouter et à découvrir le sens latent, la signification cachée. Voilà l'enseignement que l'on peut tirer de l'étude du Talmud. Le terme (touchia) est composé de (tohou) chaos et de (yéche) être. Apprendre le Talmud, c'est faire exister le latent, c'est donner une signification au chaotique.
L'homme est seul à disposer de la parole, cet outil extraordinaire, aux possibilités infinies de construire et de véhiculer des concepts. Mais nous sommes loin de savoir maîtriser cet instrument qu'est le discours. Au contraire, dans notre société tout se conjugue pour l'aliéner, pour le chosifier, pour le transformer en mots objets ou mots gadgets.
Le but du Talmud est de rendre à la parole sa voix vivante et d'établir ainsi une véritable communication à l'intérieur de nous-mêmes et avec les autres.
(1) Avott 4, 5
(2) Avott 4,1
(3) Psaumes 119,99
(4) Deutéonome 30, 12; Baba Metsia 59b
(5) Chabatt, 83b
(6) Nombres 19, 14
(7) Sanhédrine, 26b
(8) Isaie 28, 29
(Ce texte est paru dans un ouvrage de la collection Oui... sur le judaïsme. Reproduit avec l'aimable autorisation du Département de l'Education et de la Culture par la Torah de l'Agence Juive.)