C’est dans cette paracha que le patriarche Abraham fait son apparition. Au début, il s’appelle Abram. Mais Dieu lui demande de changer son nom et celui de son épouse Saraï (qui devient Sarah) et de se circoncire (à l’âge de quatre-vingt dix neuf ans).
Auparavant, sur ordre divin, Abram quitte sa terre natale, accompagné de son épouse et de son neveu Loth. A peine arrivé en Canaan, il part en Egypte du fait de la famine. A son retour, une guerre éclate entre différents rois de la région au cours de laquelle Loth est fait prisonnier. Abraham le libère. Sarah est stérile mais Dieu promet à Abraham qu’elle enfantera prochainement.
Ne dédaigne aucun homme et ne méprise aucune chose
car il n’y a pas d’homme qui n’ait son heure
et il n’y a pas d’objet qui n’ait sa place.
Maximes des Pères 4,3
Qu’est-ce qu’une mauvaise herbe
sinon une plante dont on n’a pas encore découvert les vertus ?
Ralph W. Emerson
Prophétie et mauvaises fréquentations
Abraham quitte la Mésopotamie avec son épouse et son neveu Loth. Une dispute oppose les bergers de ce dernier avec ceux du patriarche. Craignant que la situation ne dégénère, Abraham dit : « Qu’il n’y ait donc pas de querelles entre moi et toi, entre mes bergers et les tiens, car nous sommes frères. Toute la contrée n’est-elle pas devant toi ? S’il te plaît, sépare-toi de moi : si tu vas à gauche, j’irai à droite et si tu vas à droite, j’irai à gauche (...) Et ils se séparèrent l’un de l’autre » (Genèse, 13, 8-11).
Abraham et Loth se séparent donc. Juste après cette séparation, Dieu s’adresse à Abraham pour lui renouveler sa promesse de lui donner la possession de toute la terre de Canaan.
Le texte (id. 13,14-15) poursuit donc ainsi : « Dieu dit à Abram, après que Loth se fut séparé de lui (...) : Toute le pays que tu aperçois, Je te le donne, à toi et à tes descendants ». Rachi s’étonne : pourquoi le verset précise-t-il que la parole divine n’est adressée au patriarche qu’après qu’il ait quitté Loth, ce que nous savons déjà à la lecture dès versets précédents. Sa réponse est la suivante : « Tant que ce méchant (Loth) était avec lui, la parole (divine) le fuyait ».
Ce que sous-entend ce commentaire c’est que les mauvaises fréquentations ne sont pas compatibles avec le niveau spirituel qui sied à un prophète. La leçon serait donc : fuyons les méchants et rompons tous liens avec ceux qui nuisent à notre progression spirituelle... Mais les choses ne sont pas si simples, car selon l’un de nos grands maîtres, c’est précisément l’inverse que suggèrerait ce commentaire de Rachi !
Altruisme et progression personnelle
Le patriarche était prêt à renoncer à être le réceptacle de la parole divine afin de ne pas briser le lien social.
Le Rav Eliézer Chakh (1895-2001, directeur jusqu’à sa disparition de la prestigieuse Yéshiva de Poniewitz à Bné Brak-Israël, leader du monde orthodoxe ashkénaze d’obédience «lituanienne»), explique en effet qu’Abraham avait forcément compris le lien de cause-à-effet entre la présence de son neveu et l’absence de communication prophétique. Il aurait donc pu, très tôt, décider de rompre avec Loth. Or il n’a pris cette délicate décision que suite à la dispute entre leurs bergers. Ce qui signifie donc que tant qu’il n’y avait pas de risque de discorde, le patriarche était prêt à renoncer à être le réceptacle de la parole divine afin de ne pas briser le lien social, de ne pas couper les ponts avec son proche parent et surtout, tenter d’exercer une influence positive sur son neveu quitte à perdre une occasion personnelle de progression spirituelle (Cf. Méroch amana sur Lekh lekha). Abraham, à dessein, a renoncé à la parole de Dieu pour rester proche de Loth.
L’hospitalité abrahamique
On peut retrouver une même logique dans un autre passage, quelques versets plus loin, au moment où la Torah évoque la légendaire hospitalité d’Abraham.
La Torah nous raconte que « L’Eternel se révéla à lui dans les plaines de Mamré, tandis qu’il était assis à l’entrée de sa tente, à la chaleur du jour. Il leva les yeux et vit trois hommes se tenant debout près de lui. Il les vit et courut vers eux (…) » (Genèse 18,1-2)
Ce passage est étonnant : Dieu se révèle au patriarche mais rien ne nous est dit de la nature de cette révélation qui semble interrompue par l’arrivée des nomades qu’accueille Abraham. Ce dernier semble délaisser la présence divine pour s’occuper de ses invités...
En effet, explique le Talmud (traité Chabbat, p.127b), pour Abraham, s’occuper de ses hôtes (qu’il prend pourtant pour des idolâtres) était prioritaire sur sa rencontre avec le Créateur car « recevoir des invités est plus important qu’accueillir la présence divine ».
Comme Loth, qui mérite bien qu’Abraham renonce à sa progression spirituelle, les invités du patriarche ont plus d’importance que la révélation divine !
Abraham retarde sa circoncision
Cette redéfinition des priorités (que l’on pourrait résumer par la formule « l’Homme passe avant Dieu ») peut trouver une autre illustration dans les réflexions rabbiniques autour de la circoncision d’Abraham, évoquée à la fin de notre paracha.
Le Talmud (traité Yoma, p.28b) enseigne qu’« Abraham observait tous les commandements, même avant qu’ils ne soient révélés ». Par intuition prophétique, donc, le patriarche connaissait et mettait en pratique l’ensemble des 613 préceptes bibliques, bien avant leur révélation sur le Mont Sinaï.
Se pose alors la question de savoir pourquoi Abraham ne s’est pas circoncis avant d’en recevoir l’ordre divin. Voilà une interrogation qui a fait couler beaucoup d’encre et il existe à ce propos une cinquantaine de réponses différentes. Nous retiendrons, quant à nous, l’explication rapportée par certains maîtres hassidiques (voir par exemple Zikhron Tsvi de Rabbi Tsvi Ména’hem Maïzlech). Ces derniers rappellent que pour la mystique juive, la circoncision physique s’accompagne d’une élévation spirituelle. L’ablation du prépuce diminue les obstacles psychiques qui éloignent de Dieu. Se circoncire, c’est se parfaire et donc se rapprocher spirituellement du Créateur. Or c’est justement ce que voulait éviter (ou du moins retarder) Abraham ! Pour rester proche des hommes, il fallait partager le plus longtemps possible leur imperfection (induite par leur incirconcision). A travers cet exemple, à nouveau, nous voyons qu’Abraham privilégie son rapport aux autres à sa propre ascension spirituelle.
Implications liturgiques
Ainsi donc, Abraham renonce à la prophétie pour ne pas abandonner Loth dans un environnement spirituel hostile, il retarde sa circoncision pour rester proche de ses contemporains et délaisse la « présence divine » (chékhina) pour accueillir des nomades sous sa tente. Pour s’investir totalement dans sa relation à autrui, il met temporairement « entre parenthèses » sa relation à Dieu.
On peut retrouver cette démarche dans la liturgie, à propos des bénédictions récitées avant d’accomplir une mitsva positive (mettre les téfiline, poser une mézouza, allumer les bougies de ‘hanouka etc…). Avant l’acte rituel, on récite en principe une bénédiction qui commence toujours par la formule : « Béni sois-Tu, Eternel, qui nous a sanctifié par tes commandements et nous a ordonné de…. ». Mais étonnement, pour les règles régissant les rapports entre l’homme et son prochain, il n’y a pas de bénédiction préalable. Avant de rendre visite à un malade, avant de donner une pièce à un pauvre, en ouvrant sa porte à un invité ou en rapportant un objet égaré par son propriétaire, aucune bénédiction n’est récitée.
Il existe plusieurs explications à cette absence de bénédiction rituelle. L’une d’entre-elles, proposée par le Rabbin Jean Schwarz (Cf. Une règle de vie sur Lévitique 19,2), consiste à dire que «quand il faut venir en aide à notre prochain et lui manifester notre amour, il y a lieu de se hâter et d’agir sans délai. Dans ces conditions, Dieu ne tient pas du tout à ce que nous nous attardions sous prétexte de faire d’abord une bénédiction. Il préfère nous rendre continuellement disponibles et prêts à répondre à l’appel de notre prochain». Autrement dit, la relation à Dieu est pour ainsi dire « suspendue » pour nous rendre totalement attentifs au bien-être d’autrui.
Mais en réalité, la relation au Créateur n’est pas négligée : elle ne fait qu’emprunter un autre chemin, car c’est l’amour du prochain qui conduit à la rencontre divine, comme en témoigne le célèbre verset (Lévitique 19,18) « (...) tu aimeras ton prochain comme toi-même, Je suis Dieu ». Le chemin qui mène à Dieu passe par la qualité du rapport à autrui.
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Dieu n’apparaît à Abraham qu’après qu’il se soit séparé de Loth. Nous pourrions en déduire qu’il faut se méfier des mauvaises fréquentations. Mais un commentateur suggère qu’au contraire, nous voyons par là que durant fort longtemps Abraham a renoncé volontairement à la parole prophétique pour maintenir le lien avec Loth. Car le rapport à autrui prime sur la relation à Dieu. C’est pourquoi, dans la paracha suivante, Abraham « délaissera » la présence divine pour accueillir ses hôtes.