Tiré du discours éloquent du Professeur Irwin Cotler, prononcé le
29 janvier lors de la cérémonie de commémoration de la
Shoah dans l’historique Salle des Assemblées du siège européen
des Nations Unies à Genève.
Chaque fois que je parle de la Shoah, je le fais avec un certain degré d’humilité et
non sans un profond sentiment de douleur.
En effet, je me souviens de ce que mes parents m’ont appris lorsque j’étais
encore un enfant, la profondeur et la douleur de ce dont je ne pris conscience
que des années plus tard : que certaines parties de l’histoire
juive sont trop affreuses pour être crues, mais pas encore trop pour
ne pas avoir eu lieu et que Auschwitz, Majdanek, Dachau, Treblinka sont des
noms qui dépassent notre vocabulaire. Les mots peuvent adoucir le chagrin,
mais ils peuvent également éclipser la tragédie. La Shoah était
le mal dans toute sa splendeur, dans sa particularité de génocide
dans lequel la biologie faisait figure de destin inéluctable, une guerre
contre les Juifs pour laquelle, comme le Professeur Elie Wiesel, lauréat
du Prix Nobel de la Paix, l’a exprimé : « pas toutes les
victimes étaient des juifs, mais tous les Juifs étaient des victimes ».
Leçon n° 1 : L’importance du souvenir
de la Shoah
Le premier point à retenir est l’importance de
Zakhor, du souvenir
lui-même. Lorsque nous nous souvenons des six millions de Juifs, victimes
de la Shoah - qui furent diffamés, diabolisés et déshumanisés,
pour servir de prologue ou de justification au génocide - il nous faut
comprendre que le meurtre en masse de ces six millions de Juifs et millions
de non Juifs n’est pas juste une question de statistiques abstraites.
Derrière chaque personne, il y a un nom et derrière chaque personne,
il y a une identité. Chaque individu est un univers. Comme nous le disent
nos Sages : « Celui qui sauve une seule vie, c’est comme s’il
avait sauvé l’univers tout entier. » De même celui
qui a tué une seule personne, c’est comme s’il avait tué tout
l’univers. De là découle un impératif permanent
: Nous sommes tous, où que nous soyons, les garants de nos destins mutuels.
Leçon n° 2 : Le danger de l’incitation à la haine et
au génocide avec le consentement de l’état : la responsabilité de
prévention
La leçon éternelle de la Shoah réside dans le fait que
le génocide des communautés juives européennes ne s’est
pas seulement réalisé par le fait du déploiement de l’industrie
de la mort et de la technologie de la terreur, mais également à cause
de l’idéologie de la haine qui s’est développée
avec le consentement de l’état. Cet enseignement du mépris,
cette diabolisation de l’autre, c’est par là que tout a
commencé. Comme l’ont affirmé les tribunaux canadiens en
faisant respecter la constitutionnalité de la législation anti-haine
: « L’Holocauste n’a pas débuté dans les chambres à gaz,
mais avec des mots. » Ces paroles exprimées par les tribunaux
sont les faits terrifiants de l’histoire qui constituent les effets catastrophiques
du racisme.
Quarante ans plus tard, dans les années 90, non seulement cette leçon
n’a toujours pas été assimilée, mais la tragédie
a été réitérée. En effet, nous sommes encore
une fois témoins d’un phénomène grandissant de haine
et d’incitation à la haine, qui dans les Balkans et au Rwanda,
nous a ramenés sur la route du génocide.
Et de nos jours, nous sommes à nouveau les témoins d’une
incitation à la haine et au génocide avec le consentement de
l’état, dont l’épicentre est l’Iran d’Ahmadinejad
et je fais la distinction entre le Président Ahmadinejad et le peuple
d’Iran, dont beaucoup ont déjà désavoué ses
remarques. En fait, le Président Ahmadinejad nie la Shoah perpétrée
par les Nazis tout en encourageant à en accomplir une dans le Moyen-Orient
- une atteinte à la mémoire juive et à la vérité que
l’Assemblée Générale des Nations Unies a vivement
critiquée il y a plusieurs jours et une violation de l’interdit
d’« incitation directe et publique au génocide » au
cours de la Convention du Génocide, que les Secrétaires Généraux
des Nations Unies Kofi Annan et Ban Ki-Moon ont respectivement qualifiée
de « choquante » et d’« inacceptable », une véritable
agression à l’encontre de la charte de l’O.N.U, qui prohibe
de telles incitations et menaces.
Leçon n° 3 : Le danger du silence, les conséquences de l’indifférence
: le devoir de protéger
Le génocide des communautés juives d’Europe a pu être
accompli non seulement en raison d’une culture de la haine et d’une
industrie de la mort cautionnées par l’état, mais également à cause
du crime d’indifférence, de la conspiration du silence.
Nous sommes aujourd’hui réunis dans la majestueuse Salle des Assemblées
de l’ancienne Société des Nations. C’est ici que
l’Empereur Ethiopien Haile Selassie implora en vain qu’on protège
son pays de l’agression de Mussolini en 1935. Le Fascisme triomphait,
remportant une victoire après l’autre. C’est ici, tandis
que l’orage de la guerre se préparait, suite à la soumission
de la Tchécoslovaquie à Hitler en 1938, que d’autres appels
au secours ont été ignorés. La réaction qu’ils
provoquèrent fut une indifférence internationale, l’échec
d’une résolution morale et dont la conséquence fut la guerre
mondiale et le génocide.
Nous sommes rassemblés ici sur les rives du Lac de Genève, face à Evian-les-Bains.
C’est là qu’en 1938 la communauté internationale
prit connaissance de la situation critique de centaines de milliers de réfugiés
juifs qui tentaient désespérément d’échapper
aux persécutions croissantes qui avaient lieu dans l’Allemagne
et l’Autriche nazies. Cependant les Nations regardaient ailleurs. Comme
il fut dit à cette époque, le monde se répartissait en
deux régions : là où les Juifs ne pouvaient pas vivre
et là où ils ne pouvaient pas entrer. Hitler a su en tirer les
fruits.
Puisque nous sommes ensemble aujourd’hui, dans cette Salle des Assemblées
historique pour commémorer la Shoah, en présence des représentants
de la communauté et de la société civile internationale,
prenons l’engagement de ne plus jamais nous montrer indifférents
face à l’agression, la haine et l’incitation à la
haine.
Et nous avons effectivement été, de nos jours, témoins
d’une indifférence et d’une passivité effroyables
qui nous a refait vivre l’impensable - le nettoyage ethnique des Balkans
- et l’indicible - le génocide du Rwanda - indicible car ce massacre
aurait pu être évité. Personne n’est en mesure d’affirmer
que nous l’ignorions. Nous savions, mais nous n’avons rien fait,
de même que nous savons et n’avons pas encore agi pour mettre un
terme au génocide du Darfour, ignorant ainsi les leçons de l’histoire,
trahissant le peuple de Darfour et tournant en ridicule le principe de la Responsabilité de
Protection.
Il est donc de notre responsabilité de briser ces murs d’indifférence,
de détruire ces conspirations du silence et de l’inaction afin
de nous lever et de nous démarquer sans chercher autour de nous qui
d’autre s’est levé avant que nous ayons estimé que
nous devions le faire.
Car, dans le monde dans lequel nous vivons, bien peu
de gens sont prêts à se lever, encore moins à se démarquer,
ce qui ne va pas sans nous rappeler les mots d’Edmund Burke : « La
manière la plus sure d’assurer le triomphe du mal dans ce monde
est qu’il y ait assez de gens biens qui ne fassent rien. »
L’indifférence et l’inaction signifient toujours se ranger
aux côtés du persécuteur, jamais à ceux de la victime.
Que cela soit dit très clairement : être indifférent au
mal, c’est donner son assentiment au mal, c’est faire preuve de
complicité avec le mal.
Leçon n° 4 : Combattre les crimes de masse et la culture de l’impunité :
la responsabilité de traduire en justice les criminels de guerre
Si le XXème siècle - symbolisé par la Shoah - fut celui
de l’atrocité, il fut également celui de l’impunité.
Bien peu des auteurs de ces crimes furent traduits en justice et, de même
qu’il ne peut y avoir d’asile à la haine, de refuge au fanatisme,
il ne saurait y avoir de base ou d’asile pour ces ennemis de l’humanité.
Dans ce contexte, l’établissement d’une Cour d’Assises
internationale doit être perçu comme l’événement
le plus marquant dans le domaine du droit pénal international depuis
les procès de Nuremberg, permettant ainsi de prévenir les crimes
de masse, de protéger les victimes et d’en poursuivre les auteurs.
Leçon n° 5 : La responsabilité d’agir avec vérité lorsque
l’on a du pouvoir
La Shoah a pu être réalisée, non seulement en raison de
la « bureaucratisation du génocide », pour reprendre les
termes de Robert Lifton, mais également à cause de la trahison
des clercs, la complicité des élites, c'est-à-dire des
médecins, des membres dirigeants de l’église, des juges,
des avocats, des ingénieurs, des architectes, des enseignants, etc.
En effet, il faut avoir lu l’ouvrage de Gerhard Muller, « La justice
d’Hitler » pour apprécier le niveau de complicité et
de criminalité des juges et des avocats ou celui de Robert-Jan van Pelt
sur l’architecture d’Auschwitz pour être épouvanté par
la participation minutieuse des ingénieurs et architectes dans la conception
des camps de la mort et tout ce qui s’en suit. Les crimes de la Shoah
furent donc également ceux de l’élite de Nuremberg. Comme
le dit Elie Wiesel : « Le meurtre commis de sang-froid et la culture
ne sont pas totalement incompatibles. Si la Shoah a bien démontré quelque
chose, c’est qu’une personne est à la fois capable d’aimer
la poésie et de tuer des enfants. »
Il est donc de notre responsabilité que d’agir avec vérité lorsque
l’on a du pouvoir et de n’accorder du pouvoir qu’à ce
qui relève de la vérité. Ceux qui ont pour rôle
l’enseignement et la formation de l’élite devraient s’assurer
que les écrits d’Elie Wiesel soient étudiés dans
les universités de Droit et pas seulement dans celles des Lettres, que
le terme ambiguë de Nuremberg, qui évoque à la fois le racisme
de Nuremberg et les Principes de Nuremberg, fasse partie de notre enseignement
en tant que part de notre patrimoine, que l’enseignement de la Shoah
sous-tende notre vision du monde et influence nos principes en ce qui concerne
les notions de justice et d’injustice.
Leçon n° 6 : La vulnérabilité de ceux qui n’ont
pas de pouvoir : la protection des faibles en tant que mise à l’épreuve
d’une société juste
Le génocide des communautés juives d’Europe n’a pas
seulement eu lieu en raison de la vulnérabilité de ceux qui n’ont
pas de pouvoir, mais également et précisément à cause
de ce manque de pouvoir qu’avaient ces personnes en position de faiblesse.
Il n’est guère surprenant de constater que la sélection
effectuée au nom de l’hygiène raciale nazie, comme les
lois sur la stérilisation, les lois raciales de Nuremberg, le programme
d’euthanasie, visaient ceux « dont la vie ne vaut même pas
la peine d’être vécue » et il n’est pas étrange,
comme le souligne le Professeur Henry Friedlander dans son ouvrage « Les
origines du génocide », que le premier groupe à supprimer
fut celui des handicapés juifs, ainsi que l’évoquent tous
ces concepts liés à la science de la mort, la médicalisation
du nettoyage ethnique, l’assainissement des termes mêmes du vocabulaire
de destruction.
Et là encore, il est de notre responsabilité en tant que représentants
gouvernementaux - et, sur le plan moral, de citoyens du monde- de donner la
possibilité de s’exprimer à ceux qui n’ont pas de
voix, de la même manière que nous cherchons à donner du
pouvoir à ceux qui en sont privés, tels que les handicapés,
les indigents, les réfugiés, les personnes âgées,
les femmes victimes de violence, les enfants qui sont les plus vulnérables
d’entre tous.
En fait, la leçon la plus importante que j’ai peut-être
jamais apprise en ce qui concerne les Droits de l’Homme m’a été enseignée
par ma fille, âgée de 27 ans, à l’époque où elle
n’en avait que quinze. Elle m’a dit : « Papa, si tu veux
vraiment mettre à l’épreuve des lois ou des principes relevant
des Droits de l’Homme, tu dois toujours te demander, quels que soient
l’époque, la situation ou el lieu : "Est-ce une bonne chose
pour les enfants ? Est-ce que ces événements sont favorables
aux enfants ?" Ça, c’est la véritable mise à l’épreuve
des droits humains, Papa. »
Conclusion
Je voudrais achever mon propos en m’adressant aux survivants de la Shoah
: Vous êtes les véritables héros de l’humanité.
Vous avez été les témoins et les victimes des pires atrocités
et pourtant, vous avez trouvé dans les tréfonds de votre propre
humanité le courage de continuer, de rebâtir votre vie ainsi que
votre communauté. Et ainsi, c’est par vous et grâce à vous
ainsi que grâce à tous les Justes des Nations comme Raoul Wallenberg,
que nous nous souvenons que toute personne a un nom et une identité,
que chaque personne est un univers et qu’en sauvant une seule vie, nous
sauvons tout un univers.
Nous nous souvenons- et nous en prenons l’engagement. Cet devoir de Mémoire
ne doit pas n’être qu’une question de rhétorique,
mais un engagement à agir, afin que jamais plus, nous ne soyons indifférents à la
haine et à l’incitation à la haine, que jamais plus nous
ne restions silencieux face au mal, que jamais plus nous ne fermions les yeux
devant le racisme et l’antisémitisme, que jamais plus nous n’ignorions
la situation critique de ceux qui sont en position de faiblesse, que jamais
plus nous nous montrions indifférents face aux crimes contre l’humanité et
l’impunité.
Nous parlerons et nous agirons à l’encontre du racisme, de la
haine, de l’antisémitisme, des crimes de masse, de l’injustice
et à l’encontre du pire de tous les crimes, celui dont le seul
nom devrait nous faire frémir : le génocide.
Et bien sûr, toujours, à l’encontre de l’indifférence, à l’encontre
de cette attitude consistant à n’être que des spectateurs
devant l’injustice.
Car dans nos propos, ou plus important encore, dans
nos actes, nous formulons une affirmation sur nous-mêmes en tant que
peuple, mais également sur nous-mêmes en tant que personne. Car
de nos jours, plus que jamais, celui qui reste indifférent remet en
question ces deux dimensions de lui-même.
Que ce jour présent ne soit pas seulement l’acte de souvenir qu’il
est, mais qu’il soit aussi le souvenir d’agir, qu’il doit être.
Traduction et Adaptation
de Ra’hel Katz