Lamed.fr : Rav Elie Lemmel, vous dirigez depuis 4 ans la Maison de la Famille. Aujourd’hui, la communauté juive fait un terrible constat d’échec dans le traitement et la prise en charge de la violence contre les femmes, notamment avec la création de l’association NOA. Pouvez-vous, dans un premier temps, nous brosser le tableau de ce que vous rencontrez dans l’exercice de vos fonctions ?
Rav Elie Lemmel : Je me trouve au confluent de plusieurs éléments : en 1er lieu, en tant qu’enseignant dans différents centres d’étude, quelques femmes osent venir me parler de leurs difficultés de couples et il suffit de créer une ouverture en leur demandant s’il y a de la violence pour que très rapidement elles en parlent. Il s’agit ici de personnes que je connais et avec qui un climat de confiance s’est déjà installé. Pour ces personnes, le dire en face à face représente une forme de libération, même si malheureusement nous ne pouvons pas toujours leur trouver une solution. Elles ont besoin d’entendre que la ligne rouge a été franchie et que, quelles qu’en soient les raisons, ce type de comportement est totalement méprisable. Par ailleurs, en tant que Directeur de la Maison De la Famille, je reçois des appels souvent anonymes de femmes exposant des problèmes familiaux, parfois semblant ne concerner que leurs enfants mais qui au bout d’un moment, lorsqu’on les questionne sans les agresser nous parlent de violences qui touchent aussi bien leurs enfants qu’elles mêmes.
Lamed.fr : Diriez-vous que les cas de violence conjugale sont en augmentation dans la communauté ou tout simplement, que les langues commencent à se délier ?
R. E. L. : Il est extrêmement difficile de répondre à cette question. Ce qui est sûr, c’est que les langues commencent à se délier mais je dirais plus qu’il existe des personnes prêtes à entendre sans jugement. Pour permettre à une personne d’exprimer ce qu’elle vit, il faut avoir pu lui faire entendre que nous sommes prêts à l’écouter. Malheureusement, lorsqu’une femme s’ouvre de cela à une personne de sa famille, les réactions sont parfois tellement extrêmes qu’elle préfère calmer le jeu et temporiser, ne se sentant pas prête à assumer les conséquences que cela va à avoir aussi bien au niveau de son quotidien immédiat que d’un possible divorce. Il y a parfois aussi des réactions surprenantes du type : « qu’est- ce tu veux, c’est comme ça, tous les hommes à un moment de leur vie peuvent te bousculer, faut l’accepter, c’est la vie ! ». Par ailleurs, certaines toutes jeunes femmes sont persuadées qu’elles sont coupables, car entendant un discours du type : « c’est de ta faute, tu n’avais qu’à pas m ‘énerver, je suis comme ça. Si tu es gentille tout ira bien… »
Lamed.fr : Souvent, que l’on soit dans un contexte social religieux ou pas, les femmes confrontées à ces violences se tournent vers le rabbin. Pensez-vous que cette démarche peut les aider ? Et les rabbins sont-ils armés pour intervenir ?
R. E. L. : En 1er lieu, au risque de choquer, j’ai pu rencontrer, rarement il est vrai, des hommes de foi, qui usaient aussi de violence à l’intérieur de leur couple, pas nécessairement des violences physiques, mais plus des violences psychiques. Il faut espérer que le rabbin vers lequel on va se tourner ne rentre pas dans cette catégorie. Les rabbins sont souvent très mal équipés pour répondre à ce type de problèmes et c’est souvent ceux qui ont eu une véritable formation à la yeshiva, dans le monde de l’Etude, qui seront à même de pouvoir proposer une véritable écoute avec une empathie réelle qui permettra déjà à ces femmes de ne pas se sentir coupables d’être victimes. Néanmoins, il existe parfois des réponses adhérentes du type : « C’est comme ça madame, dans la vie on doit accepter. » Ou alors : « Il vous bouscule et vous crie dessus, ça va, ce n’est pas si grave, n’exagérez pas ! ». Ce type de réponse va non seulement faire fuir la personne mais l’enfermer encore plus dans sa solitude. Sans parler du nouveau regard qu’elle va porter sur le religieux. Il y a néanmoins un certain nombre de rabbins qui avec leurs épouses font preuve d’une abnégation extraordinaire et cherchent à aider au maximum ces femmes dans la détresse. Cela n’enlève rien au fait que pour pouvoir aider concrètement, il faut avoir été formé, ce qui reste beaucoup plus rare. La solution de convoquer les maris afin de les empêcher de continuer n’est généralement pas celle qui règlera le problème de manière définitive, même si elle exprime un certain courage pour ceux qui la mettent en place.
Lamed.fr : Fréquemment, la femme s’entend demander de faire « preuve de patience ». Ou encore, on oriente le couple vers des conseillers en Chalom Bayit ou vers une thérapie de couple. Pensez-vous que ce soit la réponse adéquate lorsqu’on est déjà face à une violence physique ? Est-ce que les structures d’écoute et d’accueil mises en place par les services sociaux nationaux ou les associations peuvent apporter des réponses aux femmes de la communauté violentées ? En d’autres termes, y a-t-il nécessité de prendre en compte la spécificité communautaire ou religieuse dans le traitement de cette douleur ?
R. E. L. : Faire preuve de patience souvent, quand la femme arrive pour en parler, cela fait très, trop longtemps quelle patiente ou pardonnez-moi qu’elle supporte. A partir du moment où la problématique est posée, il y a nécessité d’intervenir et de prendre en charge les choses immédiatement surtout lorsqu’il y a des enfants, car le danger est présent pour toute la famille.
En ce qui concerne les spécialistes en chalom bayit (paix dans les ménages), je reste légèrement dubitatif car il n’existe pas de diplôme en chalom bayit et quiconque peut s’instaurer « spécialiste en chalom bayit ». J’ai pu constater des catastrophes suite à la rencontre avec certains « spécialistes ». Bien sûr, expliquer à un jeune couple que faire attention à la façon dont on se parle, faire des compliments, gérer différemment la belle mère ne relève pas d’une grande spécialité. Pour pouvoir s’occuper réellement d’un couple, il faut une réelle et profonde expérience dans ce domaine et un contact avec de véritables spécialistes. Il y a des techniques à connaître, un réel sens de la psychologie et une approche toute en finesse de ce type de problème. Il existe, c’est vrai, mais ils sont rares, de vrais spécialistes en chalom bayit dans la communauté qui ne tombent pas dans les recettes toutes faites et qui arrivent réellement à pouvoir aider les couples. Bien sûr, un thérapeute de couples ou familial est censé savoir gérer ce genre de problème à partir du moment où il travaille lui-même sous une supervision et qu’il a l’humilité de connaître ses limites face à des cas parfois trop lourds. Dans tous les cas de figure, une exigence éthique doit être à la source de toutes ses démarches.
J’insiste tout particulièrement sur le fait qu’une personne sachant joliment parler du couple n’est pas nécessairement qualifiée pour s’occuper du couple, il s’agit de 2 domaines extrêmement différents.
Lamed.fr : La Maison de la Famille a créé la Ligne d’Ecoute Juive il y a 4 ans. Recevez-vous des appels de femmes souffrant de maltraitances physiques ou psychologiques ? Qu’est-ce qui déclenche leur appel ? Comment procédez-vous ? Proposez-vous une réelle prise en charge, au-delà de l’écoute ?
R. E. L. : Dans l’urgence, toute association spécialisée est censée apporter des réponses adéquates sans que l’on ait besoin d’une dimension communautaire quelconque. Par la suite, on peut en effet imaginer qu’une association communautaire intégrerait mieux les problématiques spécifiques liées à des dimensions religieuses ou culturelles. Mais ce qui importe avant tout, c’est leur dimension professionnelle avec des structures adéquates.
Il n’y a pas à proprement nécessité à prendre en compte la dimension communautaire ou religieuse si ce n’est pas pour signifier que d’aucune manière la religion ne peut tolérer une telle attitude. Rappelons qu’une femme victime de violence peut exiger sans aucun problème le divorce.
Lamed.fr : Plusieurs initiatives ont été lancées par des associations communautaires pour venir en aide aux personnes qui subissent ces violences ; existe-t-il une complémentarité entre elles ?
R. E. L. : Pour l’instant, non. Il y a une volonté certaine de créer une unité d’action. Elle ne sera possible qu’avec une professionnalisation réelle des équipes et un travail qui permettra une réelle synergie. Le partenariat sur le papier est une chose extrêmement simple à mettre en place, au niveau d’une action coordonnée, c’est un grand challenge ; l’avenir nous dira si celui-ci saura être relevé avec humilité et intelligence.
Lamed.fr : Et que faites-vous lorsqu’il y a danger ? Existe-t-il des structures d’hébergement pour ces femmes et leurs enfants ?
R. E. L. : Malheureusement, il n’existe pas à proprement parler des structures dans la communauté pouvant recevoir ces femmes et leurs enfants. Il existe un hôtel social du CASIP COJASOR mais je ne sais pas s’il a la capacité de réagir dans l’urgence. Rares sont les situations où il y a réel danger et, dans ce cas, il faut une intervention de la force publique qui permette de calmer le jeu et de trouver des solutions avec l’entourage et la famille ; il nous est arrivé d’accueillir chez nous des femmes avec des bébés dans les bras et je connais d’autres personnes qui ont procédé à ce type d’accueil. C’est vraiment pour l’instant du cas par cas mais jusqu’à aujourd’hui nous avons eu peu de situations exigeant un départ précipité du domicile. Ce type de centre existe néanmoins aux Etats-Unis, en Israël et aussi à Londres. Le travail avec d’autres associations s’occupant de ce type de cas pourrait peut-être amener à la création d’un lieu.
Lamed.fr : Sentez-vous que ces personnes souffrent encore du tabou autour de cette question ? Que faire pour libérer la parole ?
R. E. L. : Bien sûr, il existe encore des tabous, certains poids culturels et la meilleure manière de libérer la parole, c’est de dire et répéter qu’on a pas à se sentir coupable de violences, d’en parler, mais sans rentrer dans une forme de mélodrame qui laisserait imaginer que ce fléau nous envahit et qu’il serait omniprésent. Attention aux effets de manche, aux grands discours, aux condamnations théâtrales.
Lamed.fr : Le statut traditionnel de la femme ne joue-t-il pas une part dans ces dérives ? Quand on enseigne au jeune homme qu’il est le « Maître de la maison » (Baal habayit) et que la femme doit suivre ses traditions, quand culturellement, on hérite de traditions familiales qui mettent l’homme au centre de la socialité, ne renforce-t-on pas cette impression de supériorité et de toute-puissance dont abusent certains ?
R. E. L. : Rappelons avant toute chose que le terme de baal habayit ne veut pas dire « Maître » dans le sens « despote tout puissant décidant de tout » mais bien plus celui qui a la responsabilité de la maison. Au passage, il faut savoir que dans le contrat de mariage qui est lu sous la houpa, on va parler exclusivement des obligations que la Torah impose au mari vis-à-vis de son épouse. C’est dans une dimension de responsabilité de celle qu’il épouse que doit se comprendre le sens de baal habayit, « le maître de maison ». Au passage, rappelons que l’épouse, quant à elle, est appelée akeret habayit, littéralement « le pilier », « le soutènement de la maison » et que cette dimension lui confère bien sûr une place plus que privilégiée à l’intérieur du couple. S’il existe des traditions familiales différentes, alors en effet, on suivra celle du mari car c’est lui qui au niveau spirituel est censé donner le ton au foyer qui est en train de se bâtir. Bien sûr, certains on envie de prendre cela comme l’expression d’un pouvoir mais ce type d’individu n’a en général pas besoin de cela pour prendre le pouvoir chez eux ! Il est intéressant de constater que les Maîtres du Talmud font dépendre la réussite d’un foyer dans la manière dont un mari se comporte avec son épouse. Ils enjoignent plus particulièrement à l’homme de faire attention à ne pas avoir des attitudes qui pourraient l’amener à pleurer. Le Talmud est jalonné d’histoires décrivant la délicatesse dont faisaient preuve les Maîtres vis-à-vis de leur épouse. Il convient donc de savoir mettre en exergue l’enseignement de nos Maîtres afin de lutter contre le poids de certaines traditions qui ne puisent pas grand-chose aux sources réelles de la Torah.
Lamed.fr : Enfin, que peut-on faire en amont pour éviter d’en arriver à ces extrêmes ? N’y a-t-il pas nécessité d’en parler aux jeunes hommes avant le mariage et d’affiner la préparation de la vie à deux pour être capable de surmonter les moments de tension et d’incompréhension ?
R. E. L. : Il est évident comme je vous l’ai dit précédemment que la préparation des jeunes gens au mariage est capitale car elle permet au-delà de l’apprentissage des lois de les aider à réfléchir sur le mode de fonctionnement de l’être féminin qu’ils pensent au fond connaître mais qu’ils ignorent parfois totalement. Le formateur les aidera à réfléchir sur des notions essentielles de communication et quelque part, sera peut être par la suite le 1er interlocuteur vers lequel le jeune homme pourra se tourner en cas de difficulté. Il faut bien comprendre qu’il ne s’agit pas ici d’une formation « religieuse » mais bien plus d’une formation de vie qui prend ses bases à la source dans l’enseignement de la Torah et de nos Sages.
Lamed.fr : Finalement, avez-vous vu des couples s’en sortir ? Peut-on quitter cette spirale ou la solution repose-t-elle toujours sur une séparation ?
R. E. L. : Oui, bien sûr j’ai vu des couples s’en sortir, heureusement il en existe mais c’est parce qu’ils ont réussi à être pris en charge par des personne qualifiées et qu’il y a eu de réels investissements de la part de tout le monde, de véritables remises en questions de la part de l’individu mais aussi de la part de la famille. La séparation, quand elle est la seule solution possible, est vécue dans un premier temps comme une libération mais c’est dans les mois ou les années qui suivent qu’il faut être vigilant car l’arrêt de la souffrance n’est pas nécessairement la reconstruction qui demande un vrai travail en profondeur. La présence d’enfants va de toute façon obliger les conjoints à garder le contact et un accompagnement de la personne qui a subi ces violences devra mis en place pour qu’elle puisse apprendre comment gérer cette relation totalement nouvelle sans qu’à nouveau il y ait émergence de violence. Gageons que si nous sommes tous prêts à faire de véritables efforts, ces problématiques, nous l’espérons très fort, iront en s’amenuisant.
La Maison de la Famille : 0820 20 98 70.