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L’Eternité en une heureOn peut embrasser l’éternité, même dans notre société de l’éphémère…


Percevoir un Monde dans un grain de sable
Et le Ciel dans une fleur sauvage,
Saisis l’infini dans ta paume
Et gagne l’Eternité en une heure

William Blake

C’est à neuf ans que je vécus ma première crise existentielle.

Cela arriva alors que j’attendais à la porte de la piscine qui se trouvait derrière notre immeuble. La passion que j’avais pour la mer, je la devais au fait que j’avais vécu durant les huit premières années de ma vie dans une maison proche de la plage. A cette époque, le comble de la souffrance pour moi, c’était de devoir attendre toute une heure après le repas avant de pouvoir me baigner de nouveau - règle que mon père appliquait de manière inflexible, aussi nombreuses que fussent mes supplications et mes crises de nerfs. Quitter notre vie paradisiaque à Tanger au Maroc pour le désert de notre banlieue de Toronto fut un choc dans mon existence, dont les répercussions se font sentir jusqu’aujourd’hui. Mais, comme tout enfant, j’avais le don de prendre les choses du bon côté quand je n’en n’avais pas le choix et en peu de temps notre piscine devint ma nouvelle mer Méditerranée.

Ce que j’aimais par-dessus tout, c’était plonger dans l’eau froide et ensuite, toute frissonnante, me jeter sur le sol en béton brûlant entourant la piscine et me sécher au soleil jusqu’à ce que mon corps soit suffisamment chaud pour plonger de nouveau dans l’eau. Combien de jours d’été heureux ai-je passé à éprouver ce délicieux plaisir sans cesse renouvelé !

Un matin ensoleillé, alors que le gardien ouvrait la porte de la piscine, je ne m’élançai pas immédiatement à sa suite comme je le faisais habituellement. Au contraire, je restai là, regardant la piscine se remplir de gens joyeux et radieux, toute absorbée dans mes pensées qui, traduites dans un langage adulte, se résumaient à peu près à cela : « Toutes ces personnes sont victimes d’illusion. Ne se rendent-elles pas compte que rien de ceci n’est réel ? Elles prennent du bon temps maintenant mais ce soir, tout sera fini et au bout de nombreux jours comme celui-ci, elle seront toutes mortes et aucune trace d’elles-mêmes ou des instants qu’elles ont vécus ne restera. Chaque seconde, une fois qu’elle est achevée, se dissipe également comme une petite mort. Une fois qu’elle est passée, c’est comme si elle n’avait jamais eu lieu ; aussi, finalement, quelle différence y a-t-il entre le fait de s’être amusé ou non ? Tout ce qui n’est pas permanent n’est de toute façon pas réel. »

Je n’entrai pas dans la piscine ce jour-là. Mon plus grand plaisir dans la vie avait subitement perdu de son charme.

Rien ne serait plus éloigné de la réalité que de penser que j’étais un enfant obnubilé par des idées morbides. J’étais une fillette heureuse et aimant les plaisirs mais je commençai à poser des questions sérieuses à un très jeune âge. Tout cela débuta lorsque j’entendis par hasard ma sœur aînée parler avec une amie de sa tortue qui était morte. Je lui demandai ce que signifiait « morte ». Je n’avais jamais entendu ce mot auparavant. Du fait que nous n’avions pas de télévision à la maison, je n’avais jamais été exposée à toutes ces images de gens qui mouraient, images que la plupart des enfants avaient l’habitude de voir ; aussi ne savais-je rien au sujet du concept de la mort.

« C’est quand quelqu’un arrête de vivre » me répondit-elle.

Au début, j’eus du mal à comprendre. Comment était-ce possible que quelqu’un puisse cesser de vivre ? Cela n’avait aucun sens pour moi. Dans mon esprit d’enfant, je supposais que je vivrai éternellement. Tandis que ma sœur poursuivait ses explications, j’eus l’impression qu’un poids trop lourd pour moi venait juste de me tomber sur la tête. Toute cette nuit, je tentai d’imaginer ce que l’on ressentait quand on était mort. Tout ce que je pus me représenter, ce fut un néant noir et terrifiant que je ne pouvais accepter comme étant la fin de mon existence si belle et si charmante. Par la suite, mon père dut passer de nombreuses et longues nuits à tenter patiemment de répondre à toutes mes questions au sujet de la mort et de me consoler jusqu’à ce que je puisse m’endormir.

Du jour où je découvris que je n’étais pas immortelle, le temps devint mon ennemi.

Très vite, j’enfouis ces pensées pénibles au fond de mon esprit, retournai à la piscine et finalement devins semblable à ces adolescents typiques qui passent comme des zombies à travers les agitations de la vie avec un vague sentiment que tout ce qu’on fait ou tout ce qu’on dit n’a en fin de compte aucune importance.

Depuis le jour où je découvris l’horrible vérité, c’est-à-dire que je n’étais pas immortelle, le temps devint mon ennemi. Pour moi, c’était un tyran cruel qui apaisait ses victimes au moyen de moments de plaisir éphémères, comme le ferait un gardien de prison accordant à un condamné à mort sa dernière volonté avant son exécution.

Lorsque j’entrai au lycée, tout ce que nous apprenions semblait confirmer mes sentiments de futilité et d’inutilité. Un jour, ma meilleure amie et moi-même rédigeâmes un poème amusant pendant le cours d’anglais dont le premiers vers était : « La vie est dénuée de sens, c’est ainsi qu’ils le disent en sixième deux »

ATTEINDRE L’ETERNITE

J’avais 25 ans lorsque je me mis à étudier la Torah. C’est à partir de ce moment que je commençai à réaliser que les perceptions d’enfant que j’avais eues ce jour-là à la piscine étaient fausses. Bien que je pense encore que le principe, en vertu duquel tout ce qui n’est pas permanent est illusoire, est exact, je comprends maintenant que j’avais tort de croire qu’un instant ne peut pas devenir permanent. J’étais stupéfaite d’apprendre que les être humains sont capables d’éterniser des moments en accomplissant des mitsvot (commandements), car chaque fois qu’on en réalise une, on s’attache à D.ieu et on partage Son éternité.

Le rabbin Akiva Tatz fait remarquer que la racine du mot mitsva signifie « ensemble », ce qui sous-entend l’idée d’association. Lorsqu’on accomplit une mitsva, on contracte une association avec Celui qui est Un et Qui réclame cette mitsva. Il désire un certain résultat et nous demande de réaliser l’acte qui conduira à ce résultat dans ce monde. Il est l’origine du processus et nous en sommes l’achèvement. De cette manière, nous sommes bien des partenaires.

(1)
Par conséquent, une mitsva devient le canal qui permet à un être humain limité de se connecter à la Source infinie et éternelle.

En se rattachant à D.ieu au moyen de l’accomplissement d’une mitsva, on peut également éterniser les instants pendant lesquels celle-ci a été réalisée. Ces moments particuliers où l’on a allumé les bougies de chabbat, mis les tefillin, effectué des actes de bienfaisance ou réalisé toute autre mitsva, continuent de vivre pour toujours.

Lorsque nous accomplissons une mitsva, nous quittons le monde du temps et entrons dans le monde au-delà du temps.

Le Maharal de Prague, le grand mystique du seizième siècle, explique qu’une mitsva appartient au monde de l’éternité plutôt qu’au monde du temporel dans lequel nous vivons, de telle sorte que lorsque nous accomplissons une mitsva, nous quittons le monde du temps et entrons dans le monde au-delà du temps. Il est écrit dans la Torah que vers la fin de sa vie, « Abraham était vieux, avancé en jours. »

(2)
Une des idées que ce verset veut nous faire entendre est qu’Abraham était prêt à entrer dans le monde futur accompagné par tous les jours de sa vie. En raison du fait qu’il avait actualisé le potentiel de chaque jour au moyen de son dévouement inébranlable envers D.ieu, maintenant qu’il était sur le point d’entrer dans le monde de l’éternité, ses jours ainsi que son âme allait continuer à vivre pour toujours.

Le chabbat et les fêtes sont les nombreuses occasions que procure le calendrier juif pour sanctifier le temps. Effectivement, la bénédiction qu’on prononce pendant les fêtes se formule ainsi : « Sois béni, D.ieu, Qui sanctifie les temps et Israël » Ces termes impliquent l’idée que c’est par Israël que D.ieu sanctifie le temps. Avant leur départ d‘Egypte, les Juifs avaient reçu la mitsva de sanctifier la nouvelle lune. Le Sanhedrin (la Haute Cour de Justice juive) fixait le début du mois en fonction du témoignage des deux premiers témoins qui avaient observé l’apparition de la nouvelle lune. Cela permettait au peuple juif de déterminer le début de chaque mois et, par là, les jours où les fêtes tombaient. Le Talmud va jusqu’à affirmer que le beit din (cour) céleste ne commence pas à juger pour Roch Hachana tant qu’Israël n’a pas prononcé la date du nouveau mois.

(3)

Comment est-ce possible que D.ieu ait donné au peuple juif le pouvoir de décider des dates des fêtes les plus cruciales telles que Yom Kippour et Roch Hachana, le jour où chaque personne et chaque nation dans le monde sont jugées ? Que se passait-t-il si l’on se trompait ? Après tout, il est tout à fait possible qu’on n’ait pas vu la lune en temps voulu ou que les témoins aient fait une erreur. Cependant, c’est leur déposition qui établissait immanquablement le début du mois, que leur observation fût réellement opportune et exacte on non.

En vérité, que la nouvelle lune apparaisse réellement n’avait pas d’importance car le peuple juif avait obtenu le pouvoir de contrôler et de modeler le temps lui-même. En quelque sorte, pour les Juifs, le temps n’avait pas de réalité physique en dehors de ce qu’ils percevaient et de la manière dont ils le définissaient.

Le fait que la sanctification de la nouvelle lune fût la première mitsva que les Juifs reçurent en tant que nation révèle quelque chose d’essentiel au sujet de ce qu’est un Juif. D.ieu leur accorda cette mitsva à l’occasion de leur naissance comme nation de telle sorte qu’ils développent la conscience, en tout premier lieu, d’être une nation surnaturelle et éternelle qui, non seulement transcende les limites du temps mais, de plus, a la capacité de le dominer totalement.

On peut aisément imaginer combien cette notion a semblé radicale à un peuple qui venait juste de sortir de plusieurs centaines d’années d’esclavage pendant lesquelles chaque minute de leur temps avait appartenu à leurs maîtres. Nos sages nous disent que cet évènement défiant le temps que fut la naissance d’Isaac - sa mère avait 90 ans ; quant à son père, d’après sa constellation, il n’aurait jamais dû avoir d’enfant - est un moyen employé par D.ieu pour nous apprendre que la nation juive plonge ses racines dans un royaume au-delà des limites de la nature et du monde physique.

De plus, la résistance inexplicable du peuple juif tout au long de l’histoire, alors qu’aucune autre nation ancienne, aussi grande et puissante qu’elle ait pu être, n’a survécu, montre aussi de manière évidente que ce n’est pas une nation ordinaire mais qu’elle émane d’une dimension métaphysique extérieure au temps. Ainsi que le remarquai Mark Twain : « Toutes choses sont mortelles sauf le Juif ; toutes les autres forces passent mais il demeure. Quel est le secret de son immortalité?”

(4)

Peut-être plus que n’importe quel autre moment dans le calendrier juif, le chabbat nous permet d’entrer dans une dimension au-delà du temps. La Torah s’y réfère comme un « symbole perpétuel » (5). Selon l’ouvrage médiéval juif, Reichit ‘Hokhma, ces termes signifient que la chabbat est un « signe d’éternité ». En effet, il est doté d’un parfum distinct d’éternité, tout au moins pour ceux qui le vivent dans toute son intensité.

Par exemple, le chabbat, nous sommes censés nous abstenir de faire des projets, de discuter ou de préparer toute chose se rattachant à l’avenir, afin de ne pas porter atteinte à l’état de pérennité (et de parachèvement) que l’on est en train d’éprouver ; un état où l’on vit l’instant présent seulement - un long, très long moment qui dure un jour entier. C’est peut-être une des raisons pour laquelle on dit que le chabbat a « le goût du olam haba » (le monde à venir), un goût d’éternité.

LE TEMPS N’EST PLUS UN ENNEMI

J’ai lu un jour qu’un rabbin avait conseillé à ses élèves, dans le cas où ils auraient un peu d’argent à donner à la tsedaka (aumône) de le distribuer un petit peu chaque jour plutôt que de le donner en une seule fois. Selon lui, cela leur permettrait d’élever leur spiritualité autant de jours que possible au moyen de l’accomplissement de la mitsva de la tsedaka.

Le rabbin avait compris ce que je n’avais pas compris lorsque j’étais plus jeune : que les êtres humains ont l’aptitude à la fois de s’immortaliser et d’immortaliser les jours de leur existence au moyen de l’accomplissement des mitsvot.

Depuis le jour où je commençai à comprendre cette vérité profonde, le temps cessa d’être mon ennemi.

Je sais maintenant que le désir de permanence que j’éprouvais depuis mon enfance découle d’une sensation intuitive que la permanence peut vraiment être atteinte - même dans notre société de biens de consommation, où tout chose, y compris les plus sacrées des relations, sont devenues si éphémère.

Je suis heureuse d’avoir la Torah qui, telle une ancre à laquelle je suis amarrée, me rappelle constamment que l’on peut accomplir dans cette vie des choses qui sont vraiment éternelles.


(1)
Akiva Tatz, Jeune et Juif aujourd’hui, pp111-112
(2) Genèse 24:1
(3) Talmud, Roch Hachana 8b
(4) “Concerning the Jews” (Au sujet des Juifs) Harper’s Magazine, 1899
(5) Exode 31 :17




A PROPOS DE L'AUTEUR
Daisy BENCHIMOL


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