Les critiques sont unanimes
: le Da Vinci Code de Dan Brown tient une place unique dans l’histoire de l’édition.
Et ce qu’il faut bien avouer, c’est que l’Eglise catholique
n’en est pas particulièrement ravie.
Après tout, l’auteur ne s’est pas contenté de rédiger
un roman à clé captivant. En effet, en prenant comme point de
départ un meurtre au musée du Louvre, il a tissé tout
autour une histoire pleine de complots chrétiens, de tentatives menées
en haut lieu d’étouffer l’affaire, d’anciennes sociétés
secrètes et suggère à maintes reprises que tout cela appartient
plus à de la réalité qu’à la fiction.
L’histoire écrite dans un style de roman à clés
introduit le lecteur dans le monde des ordres catholiques qui existent réellement,
dans des lieux saints importants qui peuvent être aisément visités
et le met en présence de personnages célèbres aussi bien
du passé et que du présent qui partagent tous la conviction,
telle que cela est présenté, qu’il s’agit de la plus
grande mystification théologique de l’histoire.
“Presque tout ce que nos ancêtres nous ont enseigné au
sujet du Christ est faux”, se lamente un des personnages de Dan Brown.
Un de ses héros affirme même : “la foi est fondée
sur une mystification. ”
Mêlant réalité et fiction dans un mélange inflammable
qui laisse les lecteurs incapables d’en discerner la frontière,
Brown nous incite à croire, avec plus d’un clin d’œil à l’appui,
que des millions de pieux Chrétiens ont été les victimes
d’un incroyable canular et que l’on ne leur a jamais dit la vérité au
sujet du Saint Graal.
Pendant des siècles, on leur a enseigné que le Saint Graal est
la coupe dans laquelle Jésus a bu lors de la Cène. Mais pour
Robert Langdon, personnage principal du livre, critique d’art omniscient
et alter ego de Dan Brown, ce n’est pas vrai.
Langdon, en des termes
didactiques qui font apparemment écho à la
conviction intime de l’auteur, nous affirme : “Le Graal symbolise
la déesse perdue. Lorsque le Christianisme commença à se
développer, les anciennes religions païennes ne s’éteignirent
pas si aisément. Les légendes au sujet de la quête du Saint
Graal menée par des chevaliers n’étaient en fait que des
histoires interdites narrant la recherche de la féminité sacrée
perdue. Les chevaliers qui prétendaient ‘être à la
poursuite du calice’ utilisaient un langage codé afin de se protéger
de l’Eglise qui avait assujetti les femmes, banni la Déesse, brûlé les
non-croyants et interdit le culte païen de la féminité sacrée. ” (Le
Da Vinci Code)
Brown va encore plus loin.
Le corps de la femme représente un récipient
dont le plus célèbre porte un nom que tout Chrétien reconnaîtra
sur le champ. Et Brown affirme que le Saint Graal, c’est en réalité Marie-Madeleine.
Elle était mariée avec Jésus et fut le récipient
qui porta ses enfants.
Le secret qu’on ne pouvait révéler depuis la naissance
du Christianisme est que Jésus a laissé une descendance florissante
et ce, jusqu’à nos jours. Les Grands Maîtres du Prieuré de
Sion (une organisation chrétienne existant réellement), parmi
lesquels Dan Brown fait figurer Léonard de Vinci, Isaac Newton et Victor
Hugo, ont, selon les prémisses du livre, prêté serment
de ne jamais dévoiler ce secret au public et l’Eglise catholique
romaine a pour charge de supprimer cette information. Brown laisse vivement
supposer que seuls les lecteurs qui ont la chance de lire “ce document
déguisé en fiction” ont enfin la possibilité de
partager cette révélation incroyable.
Il n’y a rien d’extraordinaire à ce que l’Eglise
en soit profondément troublée. Pour elle, l’œuvre
de Brown est tout simplement un blasphème qui a la prétention
d’être un livre d’histoire. Si l’hypothèse de
Da Vinci Code est vraie – tout au long du livre on sous-entend qu’il
est permis ainsi au lecteur d’avoir accès à des faits authentiques
et confidentiels qui, pour les besoins de la cause, ont été couchés
sur le papier dans un cadre de pure fiction - , alors Rome se doit de réviser
sa foi et son passé, ses croyances ainsi que l’histoire de ses
origines.
Mais ce qui me frappe,
en tant que rabbin, est que, paradoxalement, les théories
mêmes développées par Brown rendant ainsi son livre sacrilège
aux yeux des Chrétiens sont des concepts qui font de Jésus un
personnage beaucoup plus compréhensible pour les Juifs.
Jésus était donc marié ! Eh bien, pourquoi ne l’aurait-il
pas été ? Elevé comme Juif, le célibat aurait été pour
lui presque certainement une idée totalement étrangère. “Procréez
et multipliez”, tel est le credo biblique que tout Juif considère
comme sacré. La loi (Canon 33) sur le célibat en tant qu’idéal
chrétien ne sera décrétée qu’au Concile d’Elvire
(300-306) : Il est décidé que les évêques, les curés
et les diacres ou tout clerc chargé d’un ministère n’ont
pas le droit de se marier et qu’ils doivent s’éloigner de
leur femme et de ne pas engendrer d’enfants ; quiconque le fera sera
privé de l’honneur de la fonction cléricale.
Les spécialistes de la Chrétienté en expliquent la raison
: l’Eglise voulait protéger la richesse de son clergé en
empêchant qu’elle ne soit dissipée au cours d’héritages
familiaux. Un clerc non-marié restituera toujours ses biens à Rome.
Les historiens ont souligné les effets terribles de cette doctrine.
On encouragea invariablement “ les meilleurs et les plus brillants” à emprunter
la voie prestigieuse de la prêtrise. Leurs gênes furent ainsi condamnés à disparaître
héréditairement. Chez les Juifs, d’autre part, ce sont
ceux qui détiennent le potentiel intellectuel le plus élevé qui
se tournent vers la vie rabbinique, toute à l’étude, à l’enseignement
et à l’édification de grandes familles. Ceci, affirme Will
Durant dans son livre classique The lessons of History (les leçons de
l’Histoire), est la raison pour laquelle le nombre de prix Nobel et de
réussites juifs est, du point de vue statistique, incroyablement si élevé.
Ce qu’il y a de plus gênant pour les Chrétiens, c’est
un Jésus marié, car beaucoup plus proche d’une figure humaine
que d’un dieu à adorer. Le Christianisme ne peut pas admettre
que l’objet de leur vénération soit un être sexuel – ou
même quelqu’un conçu par un acte sexuel. Une attitude taboue à l’égard
du plaisir physique a conduit les enseignements chrétiens à s’éloigner
de leurs sources bibliques. Mais pour les Juifs, cela ne pose aucun problème
que Moïse fût marié. La Torah que Moïse nous a transmise,
non seulement ordonne le mariage mais le qualifie également de kidouchin – un état
idéal de sainteté.
Voilà donc le point capital qui a séparé pendant des
siècles le Judaïsme et le Christianisme. Les Juifs n’ont épargné aucun
effort à ce que l’on ne confonde pas ses plus grands dirigeants
avec D.ieu ; Moïse a toujours été considéré comme
un être humain, mortel, capable même de commettre un péché pour
lequel il fut puni et empêché d’entrer dans la Terre promise.
Son lieu de sépulture devait rester caché afin qu’il ne
donne pas lieu à une adoration outre mesure. La grandeur de Moïse
réside justement dans ses qualités humaines. Il représente
le potentiel de l’homme. En lui, on voit ce que, en tant qu’êtres
humains, nous sommes capables de devenir.
Les Chrétiens, au contraire, tiennent à ce que Jésus
soit considéré non pas comme un homme mais comme un dieu ; sa
forme humaine ne peut en aucun cas éclipser sa divinité. Jésus
ne fut pas un homme qui s’est élevé mais un dieu descendu
sur la terre. Des fragilités physiques et des faiblesses humaines ne
peuvent sous aucun prétexte entrer dans la composition de son caractère.
Et c’est la brèche qu’a ouverte Brown en révélant,
quoiqu’au moyen d’un récit ressemblant en apparence à une
fiction, la réalité “humaine” du fondateur du Christianisme.
Un Jésus marié et père de famille n’est, pour l’Eglise,
rien moins qu’un dieu rétréci.
C’est pourquoi les Juifs ne doivent pas être bouleversés
par le succès de Da Vinci Code. Après tout, ce triomphe est la
cause de la question que se posent plus de quarante millions de personnes et à laquelle
les Juifs ont depuis longtemps répondu : Jésus ne fut pas D.ieu
; ce fut un être humain.
Et peut-être viendra le jour où le monde reconnaîtra l’enseignement
du Judaïsme, à savoir : ce n’est pas D.ieu qui s’est
transformé en homme mais l’homme qui doit s’efforcer de
ressembler du mieux qu’il peut à D.ieu.