Jacob n'était qu'un tout jeune garçon quand ses parents moururent.
Dans le malheur, il eut toutefois de la chance ; il fut recueilli par le vieux
Forgeron quand, un jour, ce dernier le rencontra sur la route, rompu de fatigue,
morant de faim et errant à la recherche de quelque nourriture
et d'un gîte.
Le vieux Forgeron était un homme bon, mais il ne pouvait comprendre
l'utilité de l'instruction. Il n'en avait aucune lui-même. Aussi,
dès que commença sa nouvelle vie, le petit Jacob cessa-t-il
de fréquenter le 'Hédère (école).
Comment aurait-il pu payer son écolage ? II n'avait point d'argent.
De surcroît, le vieil homme le gardait toute la journée auprès
de lui, dans le louable dessein de lui apprendre son métier.
Jacob aurait tout oublié de ce qu'on lui avait enseigné au 'Hédère,
et même de lire, n'était un livre, précieux entre tous,
qu'il possédait et dont il n'aurait accepté de se séparer à aucun
prix. C'était un petit volume du Talmud, connu sous le nom de 'Haguigah,
dont son Maître lui avait fait cadeau le jour où il avait quitté le
'Hédère pour n'y, plus revenir.
Jacob avait-il un moment de libre, Il prenait aussitôt sa Guemara, le
seul livre d'étude qu'il eût en plus de son Siddour, et s'absorbait
religieusement dans sa lecture. Comme il aimait sa précieuse Guemara
!
PAUVRE ET SOLITAIRE
Il grandit ainsi, partageant
avec le vieux Forgeron une petite chambre dans l'arrière-boutique,
loin de toute collectivité, de toute atmosphère
juive. A l'époque des fêtes seulement, ils quittaient tous
deux leur maison solitaire et rejoignaient la communauté israélite
la plus proche pour se retrouver avec leurs coreligionnaires au moins
en ces occasions spéciales. Le reste du temps - le Chabbat excepté,
bien entendu - ils travaillaient dans la forge.
Quand le vieux Forgeron mourut, il légua -sa boutique à Jacob,
car il l'aimait comme un fils. Désormais, le métier n'avait plus
de secrets pour celui-ci ; -il savait, aussi bien que les meilleurs artisans
de la région, modeler une barre de fer ou ferrer un cheval. Les paysans
et les charretiers appréciaient en connaisseurs son travail et
ne discutaient jamais ses prix. Néanmoins, il gagnait tout juste
de quoi subsister.
Jacob n'avait ni femme ni enfants. Il était, comme nous l'avons dit,
très pauvre, mais ayant connu la pauvreté toute sa vie, il ne
s'en plaignait jamais. Quant à la solitude, elle faisait, elle aussi,
depuis longtemps, partie de ses habitudes.
MORT DE JACOB
Si cela vous étonne que notre forgeron, n'ayant aucun maître,
pût continuer à étudier la Guemara, laissez-moi vous
rappeler que 'Haguigah est heureusement une Guemara de moins d'une centaine
de pages. En fait, elle n'en compte que cinquante-trois et est pleine de longs
passages faciles d'« Aggadah », simples enseignements sur
la bonne conduite. Se fût-il agi de « Halakhah » (loi),
c'eût été autre chose : là, avec toutes ces discussions
sur la loi, le travail sans maître est de loin le plus ardu.
Jacob étudiait donc sa 'Haguigah page par page, ligne par ligne, mot
par mot. La terminait-il ? Inlassablement il recommençait! Si bien
qu'il finit par la connaître entièrement par cœur.
II est très pénible pour un Israélite de vivre éloigné de
toute communauté juive; mais de mourir dans cet isolement est encore
pire. Jacob avait à peine dépassé la cinquantaine quand
Dieu décida que sa mission sur terre était terminée. Il
mourut comme il avait vécu - dans la plus grande solitude. Penché sur
son trésor, la Guemara 'Haguigah, seul témoin de ses derniers
moments, doucement il s'était éteint
DES CRIS DÉCHIRANTS
Plusieurs jours se passèrent sans que nul ne s’aperçoive
de rien. La porte du forgeron demeurait close ; les rares passants et charretiers
qui passèrent par là ne s'inquiétèrent nullement
; ils crurent Jacob sorti pour quelque emplette.
Mais un jour, alors que les juifs de la ville voisine vaquaient,
comme à l'accoutumée, à leurs
affaires, ils furent surpris d'entendre soudain les lamentations déchirantes
d'une femme voilée de blanc qui, tout en larmes, courait dans les rues.
Tout le monde se précipita pour voir ce qui arrivait. Le Rabbin fit
de même. Il vit l'étrangère toute à sa douleur
et essaya de la réconforter.
- Qu'avez-vous donc, ma pauvre femme ? lui demanda-t-il avec sollicitude.
- Mon malheureux mari est mort et il n'y a personne pour accompagner sa dépouille
au cimetière, dit-elle avec une grande tristesse.
- Cessez de vous tourmenter, je vais m'occuper de cela sur-le-champ. Votre
mari sera enterré sans délai conformément au rite.
Quand les habitants virent le Rabbin marchant aux côtés
d'une étrangère voilée de blanc, ils s'enquirent
de ce qui se passait. Ayant appris qu'il l'accompagnait chez elle pour s'occuper
des funérailles de son mari, tous les juifs fermèrent leurs boutiques
et suivirent.
JE M'APPELLE 'HAGUIGAH
La procession grossissait à vue d'oeil. Si bien que lorsqu'elle eut
atteint l'atelier où gisait le cadavre du pauvre Jacob encore penché sur
sa précieuse Guemara, la ville s'était pratiquement vidée
de ses occupants. Cela faisait une foule impressionnante à voir. Quand
le Rabbin s'en aperçut, il demanda avec étonnement à la
femme en blanc :
- Dites-moi, ma bonne femme, qui êtes-vous donc et qui était
votre mari pour mériter tant de considération ?
- Mon nom est 'Haguigah, répondit l'étrangère. Mon mari était
un bon. Juif qui m'a consacré toute sa vie. Il s'est occupé de
moi sans relâche ; il a déployé tant d'efforts pour essayer
de me comprendre. Un compagnon si fidèle et si dévoué ne
mérite-t-il pas les plus grands honneurs ?
- Vous avez parfaitement raison, dit le Rabbin avec force.
Un juif qui honore tant sa femme ne peut être qu'un homme plein de bonté et de mérite.
Il est juste qu'une telle foule soit venue lui rendre hommage.
La femme s'écarta pour laisser entrer le Rabbin dans la chambre où Jacob
dormait de son dernier sommeil. Il vit le volume encore ouvert et y lut 'Haguigah.
II se retourna vers l'épouse qui portait le même nom : elle avait
disparu. Alors la pensée lui vint quelle représentait l'esprit
de la Guemara 'Haguigah. Sa mission était accomplie ; elle avait rendu
l'estime que, durant cinquante longues années, Jacob le Forgeron lui
avait portée sans discontinuité.
Jacob fut enseveli avec les plus grands honneurs. Sa tombe
fut placée
parmi celles des Juifs saints.
« Béni est l'homme qui honore la Torah », s'exclama le
Rabbin, « au point que la Torah à son tour l'honore ainsi ! »