Le long de la route un beau vignoble étalait ses grappes dorées
par le soleil. Pour les passants assoiffés, la tentation était
grande. Ils y cédaient. Selon leur nature, les uns se servaient avec
discrétion, les autres s’abandonnaient sans retenue à leur
convoitise. Le résultat fut celui qu’on pouvait prévoir
: très vite, il ne resta sur les vignes qu’à peine assez
de raisins pour faire le vin. Mais comme ce manège reprenait chaque
jour de plus belle, les grappes diminuèrent encore au point que celles
qui avaient échappé jusqu’alors au saccage étaient
désormais en quantité si réduite qu’elles n’auraient
plus suffi qu’à faire des raisins secs.
Le gardien finit par s’émouvoir. II fallait qu’il mît
un terme à cet état de choses. Il est vrai qu’il ne restait
plus beaucoup de grappes à voler, mais il se mit en tête, un peu
tard, d’administrer à celui qu’il prendrait en flagrant
délit une leçon dont il se souviendrait. Il se dissimula
derrière un buisson et attendit.
Comme cela arrive souvent, les vrais coupables, prudents et précautionneux,
se gardèrent bien de tomber dans le piège. Ce fut un innocent,
et l’un de ceux pour qui voler constituait une action inconcevable
qui paya pour eux. Voici ce qui arriva.
« ALLEZ, DANS LE SAC ! »
Le grand, l’illustre sage Rabbi Tarfon (qui fut un ami de Rabbi
Akiba) se promenait le long de la route en cet après-midi ensoleillé.
II avait marché longtemps et commençait à se sentir
un peu fatigué. Le bas-côté couvert d’herbe
tendre lui donna l’idée de s’arrêter pour se reposer.
Un arbre lui offrait la fraîcheur de son ombre, il s’y assit. Se
rejetant en arrière et levant les yeux, il aperçut une grappe
magnifique qui se balançait mollement juste au-dessus de sa tête.
La chaleur et la soif aidant, il eut envie d’y goûter. Hâtons-nous
de préciser que dans le cas de notre Rabbi, à l’exclusion,
de tous les autres, cette envie n’avait rien que de très légitime
et ne pouvait poser aucun problème de conscience c’est que le
vignoble, comme plusieurs autres dans le pays, appartenait tout bonnement à Rabbi
Tarfon même. Ce dernier était, en effet, fort riche.
Il tendit donc le bras et cueillit la belle grappe. Non seulement il n’eut
pas le temps de porter le premier grain à ses lèvres, mais même
de dire la
Bérakhah. Une poigne de fer s’était saisie de
sa main, tandis qu’une voix d’homme irrité lui criait : « C’est
donc toi, coquin ! Tu trouves tout à fait normal de dépouiller
un homme de ce qui lui appartient, n’est-ce pas ? Je m’en vais
te donner la leçon que tu mérites ! Allez, ouste, dans le sac! »
UN COASSEMENT DE GRENOUILLES
Et avant que Rabbi Tarfon
pût protester, s’expliquer, se
faire reconnaître, il se trouva, en un clin d’œil et sans
savoir comment, projeté dans un sac que le gardien avait préparé à cet
effet. Prestement, celui-ci en attacha l’ouverture, jeta son ballot
sur l’épaule et s’en fut. Incapable de mouvement, étouffant,
cahotant, Rabbi Tarfon se demandait où l’homme pouvait bien
l’emporter ainsi. Il ne fut pas long à le savoir, car bientôt
il entendit avec effroi un coassement de grenouilles. Le gardien et son fardeau étaient
arrivés au bord de la rivière. La situation devenait dramatique.
Allait-il le jeter tout simplement dans l’eau ? Non! Ce n’était
pas possible que l’homme nourrît un si noir dessein ! Mais à supposer
qu’il le fît... C’était alors à coup sûr
pour Rabbi Tarfon la mort atroce par noyade.
Le gardien, encore qu’il pensât à la baignade forcée,
n’avait probablement pas la sinistre intention de provoquer la mort du
coupable présumé. Il n’en reste pas moins que, dans sa
colère, il oublia de dénouer le cordon qui fermait le sac,
enlevant ainsi à sa victime toute chance de s’en tirer. Il était
sur le point de jeter son fardeau dans la rivière quand il entendit
une voix d’homme qui disait : « Malheur à toi, Tarfon ;
connaître une fin si misérable, et pas un ami pour te porter secours! »
SAUVÉ DE JUSTESSE
Le gardien n’était pas un homme instruit. Néanmoins, il
avait entendu le nom de Rabbi Tarfon et, de plus, il savait, sans l’avoir
jamais rencontré, qu’il était rien moins que le propriétaire
du vignoble.
«
Juste ciel ! » se dit-il. « Est-il possible que je me sois
trompé si grossièrement, et aurais-je fait subir un tel
traitement à Rabbi Tarfon lui-même ? »
Il s’empressa d’ouvrir le sac et aida l’illustre érudit à s’en
dégager. Ce dernier, tout courbatu par la position inconfortable
où il s’était trouvé si longtemps, avait de
la peine à se remettre sur ses jambes. Le gardien, lui, tout confus,
bredouillait des excuses.
«
Digne Rabbi, je vous supplie de me pardonner. Comment pouvais-je penser un
seul instant que ce fût vous ? Laissez-moi épousseter un peu vos
vêtements et vous aider à rentrer chez vous ! »
Quiconque à la place de Rabbi Tarfon aurait été tout à la
joie d’échapper de justesse à une mort si absurde. Mais
ce dernier pensait aux paroles salvatrices qu’il venait de proférer.
Le scrupule le tourmentait, et déjà il se les reprochait. « Ce
n’était pas juste », se disait-il à part soi, « d’user
de mon nom - c’est-à-dire de ma position d’érudit
en vue - pour sauver ma vie. C’est là un acte de vanité qui
s’oppose aux paroles des Sages selon lesquelles aucun homme ne doit faire
usage de la Torah comme d’une meule dont on se sert pour moudre».
Pour le reste de ses jours, le Rabbi consciencieux regretta son action.
Quelle belle leçon pour nous! Et combien plus attentifs devons-nous être
- nous pour qui ne se pose pas la grave question de sauver notre vie - à ne
point nous servir de la Torah comme d’un instrument qui nous aide à atteindre
un but égoïste !