Des fragments. D’horribles
fragments, voilà tout ce que nous pouvons voir.
Nous voyons des fragments de maisons, de villages, de voitures et de gens.
Des fragments d’arbres, de fond d’océan, de trains et
de familles.
Des fragments d’hôtels, de pays, de futurs et de prières.
Des fragments d’espoir, de lendemains, d’enfants et de rêves.
Même en notre for intérieur : que des fragments.
Des fragments de pensées, et de sentiments.
Des fragments de désespoir, d’incrédulité de
refus et de larmes.
Ceci n’est pas un article. Ce que je propose ici ne sont que des fragments
de pensée et de blessures, des sentiments hagards enchevêtrés
les uns dans les autres, et de regards empreints de terreur soudainement saisis
dans une écumante mer d’horreur.
Je crois que quelque part dans ces fragments reposent d’autres fragments
de notre grande tradition. Des fragments de mes prières aideront certains
d’entre nous.
Des fragments d’association d’images
De temps en temps, il m’arrive de passer devant un restaurant Sbarro :
impossible de m’empêcher d’être victime d’une
association à la terreur. Pendant l’espace d’un instant,
je me revois debout devant le restaurant Sbarro de Jérusalem, quelques
jours après le drame, où tant de personnes avaient été
déchiquetées.
Dernièrement, j’ai du effectuer plusieurs trajets réguliers
à New York. Je m’arrête toujours à la dernière
station. Là, je regarde un cratère, où deux grandes tours
s’élevaient jadis. A l’instar des millions de personnes,
je ne peux m’empêcher de faire une association d’idées
de terreur.
Ce matin, j’ai
été victime d’une nouvelle association d’idées.
Je prenais mon café du jour à Sumatra, qui est très proche
de l’épicentre d’un tremblement de terre qui a provoqué
dans l’océan indien des vagues hautes de plus de 15 mètres,
à une vitesse de 700 kilomètres/heure. Si un tel événement
était relaté dans la Bible, personne n’y croirait. Seulement,
c’est en première page de tous les quotidiens du monde, et c’est
tout de même difficile à croire. C’est ainsi qu’à
chaque fois que je verrai Sumatra, il y aura toujours, l’espace d’un
instant, une association de terreur.
Des fragments d’humanité
Je commence à me rendre compte à quel point je suis insensible
à la souffrance humaine. Si je suis honnête avec moi-même,
il me faut admettre que si je sanglotais sur l’attentat de Sbarro, si
je criais ma souffrance sur les attentats du 11 septembre, je me sens tout petit
lorsqu’il s’agit des millions de personnes qui meurent pratiquement
de faim chaque jour sur notre planète.
Hier, mon épouse pleurait en voyant les images de tous ces enfants morts.
En voyant ses larmes, je me suis dit : en effet, comment ne pourrait-elle pas
pleurer ? Je me suis alors interrogé : comment se fait-il que je ne pleure
pas. Je le déplore sincèrement, mais j’ai l’impression
de considérer certaines populations comme n’étant pas au
même niveau d’importance. J’ai lu dans la Torah je ne sais
combien de fois que D.ieu a crée l’homme à son image. Néanmoins,
je pense que ce concept dans lequel je crois fermement n’a eu qu’une
légère impression. S’il faut des images aussi terrifiantes
du Sri Lanka pour que je me mette à penser aux autres, on peut à
peine imaginer combien d’autres pour lesquels je n’ai rien ressenti.
Peut-être parce que je les vois comme des autres.
Des fragments de tous les pays
Ce Tsunami pourrait bien être l’une des pires catastrophes naturelles
dans l’histoire de la Suède puisque plus de 20 000 Suédois
passaient leurs vacances en Thaïlande.
Des dizaines de milliers de personnes ont trouvé la mort dans des tremblements
de terre au cours de la dernière décennie. Trente mille personnes
dans une ville en Iran. Des milliers d’autres en Turquie et au Japon et
même en Californie. Mais ce tremblement de terre là était
différent, très différent.
La différence ne résidait pas dans la taille de la région
touchée : la différence ici, c’est que des gens issus de
tellement de pays ont été exterminés. En un clin d’œil,
au cours d’une journée qui s’annonçait belle, des
personnes de plus de quarante pays ont été balayés. La
nationalité ne faisait rien à l’affaire, tous étaient
aussi désespérés face à un torrent d’une puissance
supérieure à celle déployée par un millier d’éléphant.
La race, la religion, le camp choisi pendant la guerre civile : rien de tout
ça n’importait. Du moment que vous étiez humain et sur le
passage, vous étiez condamné.
Des fragments de riches et célèbres
Nous avons tous été choqués de voir des gens tellement
riches périr dans les pays les plus pauvres du monde. L’acteur
anglais Richard Attenborough a perdu une fille et une petite fille, tout comme
d’innombrables asiatiques qui ont perdu leurs enfants et petits-enfants.
L’ancien chancelier allemand Helmut Kohl peut s’estimer heureux
d’être encore en vie. Des bronzeurs et surfeurs du monde entier
qui dépensent plus en une journée de vacances à Phuket
que la plupart des habitants en une année, ont connu la même fin
tragique.
Des fragments d’histoire
C’est aussi très différent à cause des films. Une
centaine de personnes armées de caméras ont pris des centaines
de fragments de mort et de destruction. Afin que nous puissions tous voir.
Dans la tradition juive, il existe un personnage dont la présence et
le rôle englobe toute notre histoire. Il s’agit du prophète
Elie. Il ne s’agit pas seulement d’un prophète de l’histoire
d’Israël : le prophète Elie a sa place dans la vie de chaque
famille juive. Chaque garçon juif est placé lors de sa brith mila
sur la chaise d’Elie, car il illumine de sa présence les circoncisions
du monde entier. Lors de chaque Séder de Pessa’h, nous versons
un verre de vin spécialement pour le prophète Elie, car il est
avec nous, toujours.
Nos sages nous enseignent que lorsque l’histoire du monde arrivera à
sa fin, un énorme choffar fera entendre sa sonnerie : le prophète
Elie lui-même soufflera dans ce choffar. Rav Eliahou Dessler, a écrit
que la voix du choffar d’Elie retentit à travers les évènements
de l’histoire. A l’instar du choffar que nous écoutons à
Roch Hachana, ces évènements ont la capacité de parler
au plus profond de notre être. Ces évènements atteignent
une partie de notre âme qui est bien souvent enfouie dans la cacophonie
de la vie.
Si ce Tsunami était une sonnerie de choffar, il y a au moins un mot qui
semble nous appeler de sa voix tempétueuse :
L’humanité.
Que se passe-t-il dans une crise humanitaire ? Un besoin de réponse humanitaire,
une réaction de l’humanité toute entière.
L’humanité.
Qu’est-ce que ce mot veut dire ? Qu’est-ce Qu’il implique
?
De quelle façon influe-t-il sur notre façon de penser, sur nos
sentiments, notre vie, notre respiration, nos pleurs. Et nos prières.
L’humanité.
Il y a eu tellement de pertes. Il y a tant à réparer.
Des fragments de réponse
Peut-être une courte prière, au moins une fois par semaine.
Peut-être dormir sans oreiller, le temps d’une nuit.
Peut-être le fait d’ouvrir la porte à un étranger
qui ne vous ressemble pas du tout.
Peut-être découper une photo dans un journal et la coller sur le
réfrigérateur, pour quelques jours.
Peut-être lire et relire les mots de ces gens qui disent n’avoir
rien perdu car il n’ont pas encore tout perdu.
Peut-être un don à
une association caritative. Peut-être un petit chèque tous les
jours pendant un mois.
Je ne sais pas. Des
fragments, voila tout ce que j’ai à l’esprit.
Traduction et Adaptation de Dan Msihid