Jacob s'installa dans le
pays des séjours de son père [Genèse
37:1]
Jacob est arrivé à un stade de sa vie où il
peut enfin se poser. La Torah emploie le verbe yeshev, "s'installer", évoquant
la sédentarité et contrastant avec le verbe utilisé juste
après, mégouré, "séjourner", caractérisant
davantage le nomade, l'étranger (guer, qui a la même racine que
mégouré). Jacob réussit finalement à s'installer
et à planter ses racines.
De façon intéressante, plus tard, lorsque Jacob est conduit
devant le pharaon d'Egypte et qui lui demande son âge, il emploie lui-même
le terme mégouré pour répondre :
Les jours des années de mes séjours sont de cent trente ans.
Peu nombreux et malheureux étaient les jours de ma vie. ' [Genèse
47:9]
Alors, finalement, Jacob s'est-il installé ou a-t-il simplement séjourné?
Pourquoi cette apparente contradiction dans le premier verset de la parasha?
Rashi cite un Midrash qui explique :
Jacob voulut s'installer paisiblement, mais le trouble de
Joseph "sauta" sur
lui; les Justes désirent s'installer paisiblement; Le Saint Béni
soit-Il dit : "il ne suffit pas pour les Justes ce qui est préparé pour
eux dans le Monde à venir, mais ils désirent s'installer
paisiblement dans ce monde-ci! (Rashi 37:2)
Que signifie "Jacob voulait s'installer paisiblement"? Cela signifie-t-il
que Jacob voulait "se retirer" de son activité de patriarche
et profiter d'une vie heureuse, de sa "retraite"? Il doit y avoir
une signification bien plus profonde quant au type de "tranquillité" que
Jacob recherchait.
Rav Yossef Dov Soloveitchik suggère : "Jacob était à la
recherche d'une tranquillité spirituelle". Jacob a pressenti l'amorce
de l'Ere Messianique. Il recherchait un idéal spirituel, ici, sur terre.
C'est le désir fervent de tous les Saints qui ne sont pas satisfaits
de ce que D.ieu leur a réservé dans le monde à venir et
veulent la perfection ici et maintenant également.
L'ERE MESSIANIQUE EST ARRIVEE
Une des raisons pour laquelle Jacob a eu ce pressentiment, repose sur le
fait qu'il a vu en son fils Joseph l'accomplissement de sa mission. La Torah
y
fait allusion au début de la parasha :
Ceux-ci sont les
générations de Jacob; Joseph avait dix-sept
ans... (Genèse 37:2)
Le lien entre Jacob et Joseph est clairement établi dès le début.
De tous ses fils, Joseph tout particulièrement, détient la clef
de l'héritage de Jacob. Les descendances de Jacob seront accomplies
en Joseph. Il n'est pas étonnant que Joseph, qui avait des dons particuliers
de visionnaire et d'interprète de rêves, ait eu la faveur de son
père.
Israël a aimé Joseph plus que n'importe lequel de ses fils... [la
Genèse 37:3]
Il est intéressant de noter qu'ici le texte emploie le nom "d'Israël" et
non celui de "Jacob", indiquant que l'amour ne se situait pas uniquement
sur le plan affectif, mais avait également une dimension nationale.
Toutefois, l'amour a des retours
de flammes. Le fils préféré devient
l'objet de jalousie et de dérision de ses frères. Vendu par eux
comme esclave, il endure beaucoup d'épreuves et de souffrances, mais
accède finalement à la position la plus puissante d'Egypte, après
celle de Pharaon. De nombreuses années plus tard, il se retrouve face à ses
frères et finalement les visions de sa jeunesse deviennent réalité.
Lorsque Joseph "disparaît", Jacob, ne sachant pas ce qui lui
est arrivé, vit un chagrin inconsolable. La tranquillité qu'il
croyait imminente vole en éclats.
Avec le recul, on peut se demander : Comment Jacob pouvait-il croire que la
perfection, la tranquillité arriveraient à ce moment précis
de l'Histoire? Comment a-t-il pu penser que l'ère Messianique était
arrivée? D.ieu Lui-même n'avait-t-il pas dit à Abraham
que ses descendants seraient asservis pendant 400 ans?
Il [D.ieu] dit à Avram : "Sache que tes descendants seront étrangers
dans une terre qui n'est pas à eux; on les asservira et on les opprimera
400 ans. Et aussi la nation qui les asservira, Je (la) jugerai et après
cela ils sortiront avec une grande richesse (Genèse 15:13,14)
Comment
Jacob pouvait-il ignorer les 400 ans stipulés dans le décret
Divin?
En réalité, les Juifs n'ont jamais été esclaves
durant 400 ans. Dans la Hagada de Pessah, nous notons que D.ieu a été clément
puisqu'ils ont été libérés au bout de 210 ans.
Le Midrash explique que les paroles de D.ieu à Abraham n'ont pas été gravées
dans la pierre et que le repentir sincère pouvait changer le décret
Divin.
Le Saint Béni Soit-Il a dit : "s'ils se repentent, Je les rachèterai
[après] 4 générations, sinon Je les rachèterai
[après] 400 années." [Mekhilta De Rabbi Yishmael,
Parashat Bo,14]
L'idée centrale était que les descendants d'Abraham seraient
asservis, torturés et quitteraient finalement le lieu de leur oppression
avec une grande richesse. Apparemment, Jacob a cru que cette séquence
s'était déjà déroulée, et que tous ces éléments
de la promesse de D.ieu s'étaient accomplis dans l'histoire de sa propre
vie. Il a dû penser que l'oppression et les années de quasi-esclavage
chez Lavan, suivies de son retour en Israël avec une richesse matérielle
considérable, étaient la concrétisation de ce qu'avait
prédit D.ieu à Avraham. Une fois qu'il avait fait la paix avec
Essav, tous ses adversaires avaient été neutralisés. Avec
ses fils à ses côtés, Jacob était convaincu que
l'ère Messianique allait enfin commencer.
Et ensuite, "comme un éclair en plein ciel bleu," la vision
du monde qu'a Jacob est bouleversée lorsqu'il perd son fils, et ses
illusions de tranquillité et de plénitude sont brisées.
Il devait y avoir ce dernier combat imprévu. L'Ere Messianique ne pouvait
pas commencer (ni le Livre de La Genèse toucher à sa fin!) avant
que cette ultime intrigue dans la famille d'Israël ne se joue jusqu'au
bout.
LA HAINE GRATUITE
Les récits de La Genèse sont plus que des histoires. Les vicissitudes
des patriarches sont bien plus que des contes antiques; ce sont des réalités
spirituelles, riches de sens, qui forment la trame de l'histoire Juive. Pour
comprendre la signification des enseignements de cette parasha et de
la Genèse
d'une façon générale, on doit évoquer le principe
de "maâssé Kol Nidré simane labanim",
qui signifie littéralement "les
actions des ancêtres sont un signe pour leurs descendants". Autrement
dit, l'histoire se répète, ou, en termes théologiques,
l'histoire juive détermine le destin juif. Cette notion est longuement
développée dans le commentaire de la parasha Lekh Lekha.
Quand Joseph et ses frères se querellent, la puissance spirituelle
pour de futures querelles familiales est libérée. Nous voyons
que cela s'est reproduit maintes fois durant l'histoire. Par exemple, ce n'est
pas accidentel si la fête de Hanouka, avec ses connotations fratricides
tragiques, a toujours lieu durant les semaines où nous lisons les passages
concernant Joseph et ses frères. De la même façon, la haine
gratuite au sein du peuple Juif qui a provoqué la destruction du Deuxième
Temple, puise ses sources -selon le Midrash- dans la haine gratuite entre Joseph
et ses frères. Enfin, un dernier exemple nous est fourni par ce Midrash
connu que l'on trouve dans la liturgie de Yom Kippour. Il décrit la
disparition des dix martyrs, autre écho des conséquences du conflit
entre Joseph et ses frères.
Maintenant que le problème du conflit interne s'est produit, il continuera à se
reproduire jusqu'à ce que l'on trouve des solutions nouvelles et créatives
pour mettre fin à cette puissance insidieuse. Pour mieux comprendre
ce phénomène, nous devons étudier avec attention ce passage
de la Torah. Il est l'archétype de la haine gratuite, mais contient
aussi la solution pour "réparer" cette force de division qui
a été créée.
L'ANTIDOTE
Il est impossible de ne pas remarquer la rupture dans le récit des aventures
de Joseph. Les commentateurs anciens et modernes ont tous noté que le
dernier verset du Chapitre 37 (les Midianites le vendirent en Egypte, à Potiphar)
et le premier verset du Chapitre 39 (Et on fit descendre Joseph vers l'Egypte
et Potiphar l'acheta) sont presque identiques, comme si le chapitre 38, qui
se trouve entre ces deux versets et qui relate l'histoire de Yehouda, n'était
qu'une immense parenthèse. C'est cette histoire qui détient la
solution au problème de la haine gratuite.
La précédente fois où Yehouda apparaît dans le
texte, il était avec ses frères, complotant pour tuer Joseph.
Alors, Réouven suggéra à ses frères un autre plan
: le jeter dans un puits plutôt que de le tuer. Réouven était
l'aîné et savait qu'on le rendrait davantage responsable de ce
qui arriverait à Joseph; son idée était de revenir, de
sortir Joseph du puits et de le ramener à son père. Les frères,
Yehouda inclus, acceptèrent la proposition de Réouven et, dans
une des scènes les plus cruelles de la Bible, s'assirent pour manger
pendant que Joseph hurlait au fond du puits. À ce moment-là,
Yehouda parla, et ce pour la première fois dans toute la Torah :
Yehouda dit à ses frères : quel profit (tirerons-nous) si nous
tuons notre frère et si nous couvrons son sang? Venez, vendons-le aux
Ismaélites et que notre main ne soit pas contre lui car il est notre
frère, notre chair; et ses frères écoutèrent (Genèse
37:27)
Yehouda prend la responsabilité et la direction du groupe. Par ailleurs,
il semble faire preuve d'insensibilité et d'un cynisme presque machiavélique.
Son intervention lorsqu'il dit de ne pas tuer Joseph car "il est notre
frère et notre chair", alors qu'en même temps il suggère
de le vendre comme esclave, paraît choquante.
Les frères acceptent l'idée et vendent Joseph comme esclave.
Ils sont maintenant débarrassés de Joseph, mais un nouveau problème
se présente à eux : comment informer leur père Jacob de
la disparition de Joseph? Ils égorgèrent un chevreau, trempèrent
dans son sang la tunique de Joseph et dirent à leur père :
Voici ce que nous avons trouvé. La reconnais-tu? Est-ce la tunique de
ton fils? (Genèse 37:32)
Jacob pense alors que son fils a été dévoré par
une bête sauvage. En fait, les frères n'ont pas menti à Jacob;
ils l'ont simplement trompé. Selon le Midrash, c'est Yehouda, en tant
que chef, qui fait le "sale boulot". Jacob plonge alors dans un deuil
inconsolable. Entre-temps, Joseph est conduit en Egypte et vendu à Potiphar.
A ce moment précis, le temps semble s'arrêter
dans la vie de Joseph, et la Torah fait une digression en nous racontant
la vie de Yehouda
:
Ce fut à cette époque : Yehouda descendit de ses frères...
(Genèse 38:1)
Rashi explique que la Torah emploie cette formulation "descendit de ses
frères" pour nous dire que Yehouda s'est séparé de
ses frères car il est descendu dans leur estime; ils l'ont blâmé pour
la peine causée à leur père, et par extension, pour la
disparition de Joseph. Rashi explique :
Ils dirent : "toi, tu as dit de le vendre; si tu avais dit de le ramener,
nous t'aurions écouté." [Rashi sur 38:1]
Le Midrash ajoute :
Rabbi Shémouel fils de Na'hman a dit : "les frères s'occupaient
de la vente de Joseph; Joseph s'occupait de son sac et de son jeûne (symboles
du deuil); Réouven s'occupait de son sac et de son jeûne; Jacob
s'occupait de son sac et de son jeûne; Yehouda était occupé à trouver
une épouse; et D.ieu était occupé à créer
la lumière du Roi Messie. 'Ce fut à cette époque : Yehouda
descendit'... avant que le premier asservisseur ne soit né, le Rédempteur
final est né." [Midrash Rabba 85:1]
En effet, le Midrash répond à la question indicible : Où était
D.ieu pendant la vente de Joseph? La réponse est étonnante. D.ieu était
occupé à créer la lumière du Messie. C'est évidemment
une réponse étrange. Suite à la vente de Joseph, les Juifs
devront tous faire route pour l'Egypte, l'esclavage s'ensuivra et avec lui,
une souffrance incroyable pour d'innombrables personnes. Est-ce cela le plan
messianique Divin?
Eh bien oui! Et Joseph lui-même l'affirma plus tard. Il comprit que la
main de D.ieu fut impliquée dans les événements de sa
vie. D'ailleurs il le dit clairement à ses frères lors de leur
réconciliation:
Et maintenant ne soyez pas tristes, et ne soyez pas en colère contre
vous-mêmes de m'avoir vendu ici, car c'est pour la subsistance que D.ieu
m'a envoyé... ce n'est pas vous qui m'avez envoyé ici, mais D.ieu...
[Genèse 45:5,8]
LE CONCEPT MESSIANIQUE
Alors que Jacob se trompait sur l'interprétation des évènements
de sa vie, pensant que la tranquillité qu'il souhaitait tant était à portée
de mains, n'anticipant aucun malheur, D.ieu était en train de mettre
Son propre plan en action. L'esclavage prédit à Abraham n'avait
pas encore eu lieu, la rédemption n'avait pas eu lieu, néanmoins
D.ieu était occupé à planifier l'étape finale -
l'arrivée du Messie - pour laquelle un descendant de Yehouda serait
un élément essentiel.
Séparé de ses frères, Yehouda se marie, a des enfants
et perd ses deux garçons en pleine force de l'âge. Mais sa réaction,
telle qu'elle est relatée dans la Torah, est curieuse. Quand son fils
aîné Er meurt, on pourrait s'attendre à ce que Yehouda
comprenne la douleur de son père. Il sait maintenant intimement, mieux
que quiconque, ce que son père ressent et ce que signifie porter le
deuil de son propre enfant. Quand le deuxième fils de Yehouda, Onan,
meurt, un sentiment de culpabilité devrait s'emparer de Yehouda; ce
serait pour lui une réaction naturelle de voir le lien entre la mort
tragique de ses fils et ses actions passées. On pourrait attendre de
Yehouda qu'il s'approche enfin de son père, admette sa responsabilité et
lui dise : "Joseph est en vie!" Mais Yehouda reste silencieux.
Quand Tamar - la veuve de Er, qui
a par la suite épousé Onan
et est devenue veuve une seconde fois - s'approche de Yehouda, il lui dit froidement
de retourner chez son père et d'attendre que son troisième fils
grandisse pour l'épouser. Il n'a en réalité aucune intention
de lui donner son fils. Alors, après la mort de sa femme, il rencontre
une "prostituée".
A son insu, la femme qu'il choisit
n'est pas une prostituée, mais Tamar
déguisée. Elle s'est rendue compte que Yehouda n'a pas été honnête
avec elle et décide de prendre les devants. A la suite de cette rencontre,
Tamar tombe enceinte et Yehouda, ne sachant pas qu'il est le géniteur,
ordonne qu'on la tue. Elle, cependant, détient son sceau, son bâton
et son manteau, qu'il lui a laissés en gage pour le chevreau qu'il a
promis d'envoyer pour paiement de "ses services".
Le Midrash demande pourquoi Tamar a demandé un chevreau et répond
:
Et D.ieu dit à Yehouda, "Tu as trompé ton père avec
un chevreau. Par ta vie, Tamar te trompera avec un chevreau." (Midrash
Rabba 85:11)
Finalement, Tamar affronte Yehouda et dit que le père de l'enfant qu'elle
porte est le propriétaire de ces objets.
Elle dit, ' reconnais,
je t'en prie, à qui sont ce sceau, ce manteau
et ce bâton? ' [Genèse 38:25]
Le Midrash développe :
D.ieu a dit à Yehouda, "Tu as dit à ton père, ' Nous
avons trouvé ceci. Reconnais s'il te plaît. Est ce la tunique
de ton fils? ' Par ta vie, Tamar te dira : 'reconnais s'il te plaît...
' [Midrash Rabba 85:2]
Le Midrash comprend que la relation
entre Yehouda et Tamar est directement liée à la relation entre Yehouda et son père. La faute
de Yehouda sera réhabilitée par Tamar. Quand Tamar dit les mots "reconnais
s'il te plaît à qui appartiennent ce sceau, ce bâton et
ce manteau", Yehouda - enfin - entend l'écho de ses propres paroles,
bien des années auparavant, quand il a regardé son père
et a brisé son monde en disant "Reconnais s'il te plaît,
est-ce le manteau de ton fils?"
L'effet sur lui est profond :
Et Yehouda reconnut
et dit, ' Elle est plus juste que moi. ' [Genèse
38:26]
Avec ces mots, l'idée du Messie a été créée.
La puissance de l'Homme qui reconnaît sa faute et qui en assume la responsabilité,
c'est le concept du Messie. A partir de cet instant, Yehouda est un autre Homme.
Et de son union avec Tamar, des rois naîtront : David et son descendant,
le Messie.
Quand Tamar a demandé à Yehouda d'identifier son bâton,
elle lui demandait de manifester la grandeur qu'elle a vue naître en
lui - le courage d'admettre sa culpabilité, d'assumer sa responsabilité,
de changer. C'est la leçon que le Messie enseignera un jour au monde.
L'homme contrôle son destin. Quelles que soient les fautes qu'il a commises,
l'homme peut les réparer.
Suite à la vente de Joseph, les Juifs seront asservis en Egypte. Suite
au repentir de Yehouda, les Juifs seront libérés à la
fin des temps. Alors, un esprit de changement pénétrera le monde,
incarné par un descendant de Yehouda. L'histoire atteindra son apogée,
et la lumière du Messie, créée tant d'années auparavant,
au moment de la vente de Joseph, brillera de mille feux. A ce moment là,
tous les enfants de Jacob, et en fait le monde entier, trouvera enfin la tranquillité.