18 janvier 2004 Grand
Rapids, Michigan (AP) – Le porte-parole de l’hôpital
de la ville a annoncé qu’une femme enceinte de sextuplés
a mis au monde les cinq autres bébés plus d’une semaine
après avoir accouché du premier.
Cette naissance de sextuplés nous fournit l’occasion d’examiner
comment le Judaïsme envisage le problème qui se produit fréquemment
à la suite d’un traitement contre la stérilité, c’est-à-dire
la grossesse multiple. Depuis 1998, on n’avait pas enregistré aux
Etats-Unis de naissance de sextuplés. C’était alors la première
fois qu’un tel cas était connu. Les naissances multiples sont rares;
en l’an 2000, seulement 6742 triplés, 506 quadruplés et
77 quintuplés ou plus ont été consignés.
(1)
Normalement, une femme ne produit qu’un seul ovule fertile par mois. Pour
traiter la stérilité, la femme doit prendre des médicaments
qui provoquent une hyper-ovulation; plusieurs ovules fertiles sont ainsi créés
en même temps. La fécondation de ces œufs multiples peut être
faite dans leur milieu naturel à travers les tubes de Fallope ou bien
après extraction in vitro.
En raison du coût élevé de ces traitements et de leur réussite
relativement faible (bien que s’améliorant jour après jour),
on décide parfois d’implanter plusieurs œufs fécondés.
Par là, on escompte que seuls quelques-uns de ces œufs donneront
lieu à une grossesse et qu’au moins un ou deux bébés
pourront voir le jour.
Par conséquent, une grossesse comportant plusieurs fœtus, en particulier
six ou sept, est le résultat non souhaité d’un traitement
contre la fertilité. Les femmes qui se trouvent dans cette situation
sont sujettes à plusieurs types de complications telles que le diabète
gestationnel, l’accouchement prématuré, l’éclampsie
(hyper pression sanguine) et des anomalies causées aux bébés
lors de l’accouchement. Elles sont habituellement obligées de garder
le lit pendant presque toute la grossesse afin de minimiser les risques de complications.
Le taux de complications va en croissant au fur et à mesure que le nombre
d’embryons dans la matrice augmente et s’élève même
brusquement dès qu’on a affaire à des quadruplés.
(2) Non seulement le danger pour la
vie de la mère augmente avec le nombre de fœtus, mais aussi le risque
de fausse-couche, mettant fin à la vie de tous les fœtus. Dès
lors, beaucoup de médecins conseillent de procéder à l’avortement
sélectif de plusieurs fœtus afin qu’il ne naisse que des jumeaux
ou au maximum des triplés.
Est-il acceptable de faire avorter certains fœtus de telle sorte que les
autres aient une chance raisonnable de subsister? S’il en est ainsi, de
quelle manière peut-on choisir ceux qu’il faut faire avorter? Alors
que le Judaïsme ne reconnaît que rarement le droit à l’avortement,
les poskim (rabbins aptes à prendre des décisions en ce qui concerne
la loi juive) sont la plupart d’accord pour autoriser, sous certaines
conditions, à réduire une grossesse multiple. Néanmoins,
les raisons permettant de pratiquer la réduction embryonnaire sont souvent
opposées.
L’avortement est autorisé si la grossesse met vraiment en péril
la vie de la mère; dans ce cas, le fœtus est considéré
comme “rodef”, “poursuivant”, comme s’il pourchassait
sa mère dans l’intention de la tuer
(3).
Par conséquent, selon l’opinion des poskim, l’avortement
est permis si une grossesse multiple met en danger la vie de la mère
(4).
La question la plus difficile et la plus intéressante du point de vue
intellectuel est de savoir si l’on peut réduire une grossesse multiple
dans le but de sauver la vie des autres fœtus ou d’empêcher
qu’ils soient atteints d’anomalie. Il est important de comprendre
que cette question n’a rien à voir avec le problème consistant
à réduire sélectivement des fœtus “défectueux”.
Dans le cas de la grossesse multiple, on n’émet aucun jugement
de valeur quant à la qualité des fœtus mais on essaie de
prévoir quelles en seront les répercussions.
The Committee on Ethics of American College of Obstetrics and Gynecology (Comité
d’Ethique de l’Institut américain d’Obstétrique
et de Gynécologie) met l’accent sur la distinction qu’il
faut faire entre une réduction d’une grossesse multiple et une
élimination sélective d’un fœtus:
“De même que le but diffère entre une élimination
sélective et une réduction pratiquée en cas de grossesse
multiple, de même la raison morale qui les sous-tend. C’est-à-dire
que le but d’une réduction sélective est d’éviter
la naissance d’enfant ayant un problème médical connu alors
que la réduction embryonnaire de grossesse multiple est d’empêcher
les problèmes dérivant d’une telle gestation et d’accouchements
prématurés.” (5)
La réduction sélective est-elle justifiée lorsque la vie
de la mère n’est pas en danger? Certains rabbins ont appliqué
le même raisonnement, utilisé pour montrer le bien-fondé
de l’avortement, aux fœtus eux-mêmes, en alléguant que
ceux-ci sont “rodfim”, se pourchassant les uns les autres. Leur
raisonnement tient sur le fait qu’une grossesse multiple se développant
toute seule conduirait presque certainement à une fausse-couche anticipée
et par conséquent à la perte de tous les fœtus. Ils prétendent
que, si l’on peut sauver quelques-uns d’entre eux, il est permis
d’en faire avorter certains. Mais si chaque fœtus poursuit les autres,
pour quelle raison aurions-nous le droit d’en faire avorter certains?
D’ordinaire, si deux personnes se pourchassent mutuellement, il n’est
pas possible de préférer une vie à une autre vie. Comme
nous le verrons, il n’est pas évident que cette règle s’applique
à des fœtus qui ne sont pas encore nés.
Le rabbin Yits’hak Zilberstein, une des plus importantes autorités
contemporaines dans le domaine de la hala’ha, aborde la question de manière
plutôt originale
(6). Il fait remarquer
tout d’abord que, si la grossesse ne met pas en péril la vie de
la mère, faire avorter certains des fœtus pourrait ne pas être
autorisé car ce serait choisir une vie aux dépens d’une
autre vie. Selon le rabbin Zilberstein, bien qu’il ne s’agisse que
de sauver la vie de certains des fœtus, il y aurait deux façons
de permettre la réduction de la grossesse multiple.
Il assimile cette question à un cas exposé dans le Talmud
(7):
un groupe de personnes qui a été attaqué, doit remettre,
entre les mains des assaillants, un membre du groupe (choisi par eux-mêmes)
afin qu’il soit exécuté sous peine d’être tous
tués. Alors que la plupart des décisionnaires rabbiniques estiment
qu’ils doivent tous mourir plutôt que de livrer un innocent, le
rabbin Zilberstein fait remarquer qu’il y a des autorités en la
matière qui restreignent l’interdiction aux cas où la victime
désignée aurait une chance théorique de s’enfuir.
Mais s’il était évident que tous devaient mourir si l’on
ne livrait pas l’un d’entre eux, alors certains poskim autorisent
de tirer au sort un innocent afin qu’il soit sacrifié en vue de
la sauvegarde des autres membres du groupe. Si on aboutit à une telle
conclusion pour des personnes déjà nées et possédant
pleinement le statut d’homme, on peut alors appliquer certainement ce
raisonnement à des fœtus qui n’ont pas encore le statut d’êtres
viables. C’est-à-dire, tant que les fœtus sont dans l’utérus,
ils ne tombent pas obligatoirement sous le cas de l’interdiction de ne
pas choisir une vie aux dépens d’une autre. Par conséquent,
la réduction de la grossesse multiple pourrait être permise en
tant qu’acte de protection de la vie des fœtus et non pas comme un
acte de destruction fœtale.
Le rabbin Zilberstein compare également la réduction de grossesse
multiple à l’utilisation d’un bulldozer servant à
sauver des gens ensevelis sous les décombres d’un immeuble qui
s’est effondré. Dans le cas où tous devraient mourir si
rien n’était fait, il affirme que certaines autorités toraniques
permettraient à l’engin de chantier de fouiller parmi les déblais.
Même si certaines des personnes enterrées devaient être tuées
par le bulldozer, beaucoup d’autres pourraient être sauvées
de la mort. De même, puisque la perte de tous les fœtus est plus
que probable, il soutient qu’il est permis d’en tuer quelques-uns
prématurément afin de préserver les autres.
Les deux arguments formulés par le rabbin Zilberstein semblent se fonder
sur la supposition qu’aucun des fœtus n’arriverait à
terme si l’on ne pratiquait pas une réduction de la grossesse multiple.
S’il y avait une chance médicalement réelle que certains
pussent survivre, même porteurs d’anomalie, alors selon sa logique,
il n’accepterait pas la réduction de la grossesse multiple.
Le rabbin ‘Haïm David Halevi, à partir des mêmes sources
hala’hiques, aborde le sujet de manière plus tolérante
(8).
Il prétend qu’il existe un large éventail d’opinions
concernant l’avortement (les plus conciliantes admettant l’avortement
pendant les sept premiers mois d’une grossesse dans le cas de la maladie
de Tay Sachs) et que la majorité des autorités sont d’avis
que l’avortement d’un fœtus non viable n’est pas un meurtre.
De ce fait, il affirme que la réduction de grossesse multiple est permise
si, en ne l’accomplissant pas, les fœtus devaient naitre prématurément,
avec de graves malformations mentales ou physiques. Il autorise à pratiquer
la réduction de telle sorte que cela permette aux autres fœtus de
naître en parfaite santé.
Rabbi Mena’hem HaMeiri, dans son commentaire du Talmud rédigé
au treizième siècle, aborde ce point d’une façon
intéressante, bien que controversée
(9).
Dans le cas du groupe attaqué par des bandits, sur lequel se fonde le
rabbin Zilberstein, il affirme qu’il y a une exception à la règle
selon laquelle chacun doit sacrifier sa vie plutôt que de choisir une
victime à remettre aux bandits. Il spécifie qu’”il
va sans dire que, si dans le groupe, une personne est malade et que son affection
la ferait mourir dans l’année qui suit, il est permis de la livrer
[qu’elle soit désignée ou non] et ne pas laisser tous les
autres se faire tuer car celui qui tue une telle personne n’est pas coupable
de meurtre.” Selon cette opinion, puisque tous les fœtus mourront
dans une période de moins de douze mois si on les laisse tous subsister,
rien n’empêche de réduire leur nombre.
Pour certains rabbins, un autre facteur pouvant jouer en faveur de l’avortement
est l’âge des fœtus. Alors que le fœtus est considéré
comme un être potentiel dès la conception, pour le Talmud, il ne
s’agit que de “mayim be’alma” (simplement de l’eau)
pendant les quarante premiers jours de gestation, et par conséquent de
nombreuses autorités ont le sentiment que, dans le cas où un avortement
est permis, il doit être réalisé aussitôt que possible
(10).
Pour le rabbin Schlomo Zalman Auerbach, un des décisionnaires les plus
influents du vingtième siècle, la limite de quarante jours ne
pose pas de problème. Deux cas lui furent soumis: celui d’une femme
enceinte de sextuplés et celui d’une autre femme dont le bassin
était trop petit pour supporter des quadruplés. Il autorisa la
réduction de la gestation dans le cas où le risque de fausse-couche
de tous les fœtus était élevé si la grossesse se poursuivait
normalement. Pour le rabbin Auerbach, chaque fœtus avait le statut de “rodef”
et par conséquent, il permit aux médecins de faire avorter un
ou plusieurs fœtus après la limite des quarante jours, lorsque le
processus est plus sûr.
Quels fœtus choisir? La réponse la plus courante est que, peu importent
ceux qu’on doit faire avorter, la condition est que cela maximalise les
chances de succès du processus et minimise les risques encourus par les
autres fœtus
(12). Ceci se ramène
à faire avorter les fœtus les plus accessibles pendant l’opération.
Que se passe-t-il si l’un des fœtus est anormal? La réduction
de grossesse qui consisterait à faire avorter un fœtus défectueux
et à laisser en vie un fœtus normal dépend du droit de pratiquer
un avortement dans cette éventualité. Puisque le caractère
anormal d’un fœtus n’est pas, par lui-même, une cause
de danger pour la mère ainsi que pour les autres fœtus, cela ne
justifierait pas l’avortement d’un tel fœtus. Cependant, d’après
au moins une opinion, si un fœtus est anormal au point de mourir dans la
matrice et de mettre ainsi en danger les autres fœtus sains, il est permis
de le faire avorter afin de sauvegarder les autres
(13).
Le rabbin Eliezer Yehouda Waldenberg émet un avis similaire et écrit
qu’on lui a dit que le rabbin Yossef Chalom Eliachiv etait d’accord
avec lui
(14).
Alors que le nombre de fœtus à faire avorter fait l’objet
de nombreuses discussions, il n’en demeure pas moins que tous les décisionnaires
rabbiniques s’accordent pour dire qu’il s’agit d’un
problème médical qui doit être évalué par
les médecins cas par cas
(15).
Néanmoins, il est clair que la règle qui prévaut est que
ce nombre doit être minimal afin d’assurer la meilleure issue à
la mère et aux autres fœtus. Il n’y a aucune autorité
hala’hique qui autorise la réduction de la grossesse multiple pour
convenances personnelles ou pour un problème de choix, tel que de mettre
au monde un enfant unique au lieu de jumeaux
(16).
En conclusion, la plupart des décisionnaires rabbiniques admettent la
réduction de la grossesse multiple dans certaines circonstances; certains
la permettent seulement si la continuation de la grossesse met en péril
la vie de la mère, d’autres l’autorisent également
si la grossesse elle-même est en danger. Néanmoins, une grave question
se pose: est-il en premier lieu permis d’implanter plusieurs embryons,
sachant que des problèmes difficiles surviendront en cas de gestation
multiple ?
Traduction et Adaptation
de Claude Krazetski
1 Robert K. Creasy, Jay Iams, Maternal-Fetal
Medicine: Principles and Practice, Chpt. 29: Multiple Gestation-Clinical Characteristics
and Management, W.B. Saunders, 2003.
2 Ibid. Voir aussi the ACOG Educational Bulletin, No. 253,
November 1998. Special Problems of Multiple Gestation résumé sur
at http://www.medem.com/medlb/article_detaillb.cfm?article_ID=ZZZH26TXMFC&sub_cat=3.
3 Moïse Maimonide, Michné Torah, Lois du meurtre
1:9
4 Michna Ohalot, 7:6
5 American College of Obstetrics and Gynecology Committee on
Ethics. Multifetal pregnancy reduction and selective fetal termination. Opinion
number 94, April 1991
6 Rabbi Yitxchak Zilberstein, "Avortement provoqué
en cas de fœtus multiples,", Assia, volume 8, 1995, pp. 7-13 (Edité
par le Dr. Falk Schlesinger Institut de Recherche médical-hala’hique
au Centre médical Shaarei Zedek, Jérusalem). Edité à
l’origine dans le magazine Assia, no. 45-46 (12:1-2), 1989.
7 Talmud de Jérusalem, Troumot, 8:10—“Si
un groupe de personnes dit à un autre groupe, ‘livrez-nous l’un
d’entre vous et nous le tuerons et si vous ne le faites pas, nous vous
tuerons tous’, même si tous devaient être tués, nul
n’a le droit de livrer un membre d’Israël” Voir aussi
Moïse Maimonide, Michne Tora, Yesodei HaTorah, 5:5.
8 Rabbi Chaim Dovid Halevi, " Avortement provoqué
en cas de fœtus multiples et le statut des bébés-éprouvettes
," Assia, volume 8, 1995, pp. 3-6.
9 Rabbi Menachem Ha'Meiri, Beit Ha'be’hira, Sanhedrin
74B
10 Rabbi Mordechai Eliyahou, Te’houmin Vol. 11, 1990,
p. 272.
11 English Nichmat Avraham, ‘Hoshen Michpat, 425:2 (A:25),
p. 295. Le processus est habituellement réalisé entre la neuvième
et la douzième semaine de grossesse.
12 Rav Auerbach cité dans Nichmat Avraham, ibid.
13 Rabbi N.A. Rabinowits, Te’houmin Vol. 17, 1997, p.
340. Voir Steinberg, Dr. Abraham; Encyclopedia of Jewish Medical Ethics, "Avortement
et fausse-couche," pour une discussion étendue sur les indications
en cas d’avortement .
14 Rabbi Eliezer Yehuda Waldenberg, Tzitz Eliezer, Vol. 20:2.
15 Rabbins Zilberstein, Eliyahou, and Halevi, et probablement
Rabbi Auerbach.
16 Richard V. Grazi, MD, Joel B. Wolowelsky, PhD, "Multifetal
Pregnancy Reduction and Disposal of Untransplanted Embryos in Contemporary Jewish
Law and Ethics," American Journal of Obstetrics and Gynocology 65:5 (November
1991).