Il y
a bien longtemps de cela - c'était en Espagne, à l'époque
où l'on persécutait les Juifs pour la simple raison qu'ils étaient
juifs - vivait à Madrid un éminent chirurgien nommé Eviathar
Ibn Crescas.
Il était riche et vivait fastueusement dans une belle demeure, un palais.
Mais, victime lui aussi du fanatisme religieux qui sévissait, il fut
bientôt contraint de renoncer à presque tout ce qu'il possédait
et, ce qui était bien plus grave, de renoncer à l'exercice de
sa profession. Il dut chercher refuge dans un petit village appelé Bonarez
où il espérait au moins qu'on le laisserait vivre en paix.
A quelque chose malheur est bon. C'est en tout cas ce que pensait Abraham, le
jeune fils d'Eviathar. Il se réjouissait, lui, de ce que son père
n'était plus appelé au chevet d'illustres malades, princes ou
nobles, avec parfois, pour conséquen-ce, de longs voyages et des absences
qui le privaient de sa compagnie. La disgrâce venue, nul ne se soucia
plus du chirurgien. Que ce dernier fût tout à coup tombé
dans la pauvreté ne gênait nullement le garçon ! Il passait
avec son père des heures merveilleuses dans le vaste verger de leur nouvelle
petite maison.
Eviathar en profitait pour enseigner à son fils tout ce qu'il savait
sur les arbres et les plantes. Il n'oubliait pas pour autant de lui inculquer
aussi ce qu'un bon juif ne devait point ignorer. Un jour, l'ancien chirurgien
appela Abraham et lui dit :
- Viens, mon fils, allons dans le verger. Tous les jours ne sont pas les mêmes
quand il s'agit de planter des arbres, et aujourd'hui c’est un jour très
spécial. C'est, en effet, «Hamichah-Assar Bichevath », c'est--à-dire
le Nouvel An des Arbres. Car les arbres ont, eux aussi, leur Roch- Hachanah,
leur Nouvel An. En ce jour, Dieu décide lequel d’entre eux produira
des Fruits, lequel demeurera stérile, et enfin lequel mourra. Ce qui
nous incombe, à nous, c'est de faire notre travail, de planter, de cultiver
; ceci fait, il n'y a plus qu'à espérer que tout sera pour le
mieux.
- Et si, par exemple, nous prions pour les arbres, est-ce que cela aiderait
? demanda Abraham.
- Les prières ne sont jamais inutiles, mon fils.
Ce fut l'occasion pour le jeune Abraham de planter, avec la permission de son
père, son premier abricotier. Le Tou-Bichvath ! Le garçon ne devait
plus oublier cette date.
- Abraham, poursuivit le père, promets-moi de faire tous tes efforts
pour devenir un homme pur et droit, un bon rameau de l'espèce d'arbre
que représente notre nation.
Abraham écoutait en silence. Elles resteraient gravées à
jamais dans sa mémoire, ces paroles que son père prononçait
avec tant de gravité. Il semblait que ce dernier eût le pressentiment
d'un malheur proche et qu'il lui importât, avant qu'il ne fût trop
tard, de donner ses conseils à son fils bien-aimé. Ils plantèrent
ce jour-là douze graines d'abricotier ; autant qu'Abraham avait d'années.
Puis Eviathar emmena son fils vers l'autre extrémité du verger.
Là se trouvait un carré réservé: nul, hormis l'ancien
chirurgien, n'était autorisé à y porter la main. C'était
son terrain d'expérience, il essayait d'y faire pousser des espèces
nouvelles.
- Abraham, dit-il, mettant af-fectueusement son bras autour des épaules
du jeune garçon, je voudrais que tu gardes le souvenir de ce que je te
dis aujourd'hui. Si je venais à disparaître et que tu sois éventuellement
obligé de quitter cette belle campagne, ne le fais pas avant de venir
une dernière fois en cet endroit. Tu déracineras alors douce-ment
une de ces plantes ; ce pourrait être la solution de ton avenir.
- Oui papa, répondit Abraham qui n'osait poser de questions de crainte
d'indisposer son père.
L'ILLUSTRE MALADE
Or, quelques mois plus tard, par une nuit d'orage, un cavalier dont le galop
s'entendait de fort loin, s'arrêta devant la maison. L'ancien chirurgien
vint lui ouvrir et lui demanda ce qu'il désirait.
- Vous êtes bien Eviathar Ibn Crescas, l'homme à qui Dieu a donné
le pouvoir de guérir les malades, demanda l'étranger.
- C'est bien mon nom, mais je n'ai plus le droit de donner des soins aux malades.
- Je suis le Duc Francesco Alba. La duchesse, ma femme, est dans un état
très grave. Si elle n'est pas opérée immédiatement,
elle mourra asphyxiée. Son gosier est tellement enflé qu'elle
étouffe et arrive à peine à respirer. Docteur, supplia-t-il,
il faut absolument que vous veniez, vous ne pouvez la laisser mourir ainsi.
- Mais, répondit Eviathar, il y a tant de médecins célèbres
à Madrid, à Tolède, à Saragosse et à Barcelone.
Pourquoi vous adresser, juste à moi alors que vous n'ignorez pas que
la Cour Royale m'a interdit d'exercer ?
- J'ai consulté les plus éminents d'entre eux ; aucun n'est disposé
à entreprendre cette dangereuse opération. Je vous en supplie,
aidez-moi, sauvez ma femme. Je jure devant Dieu qu'il ne résultera pour
vous aucun mal. Si c'est d'argent qu'il s'agit, je suis prêt à
renoncer à la moitié de ma fortune.
Et comme Eviathar hochait tristement la tête, le duc poursuivit : «
J'affecterai un bateau qui vous attendra au port de Tarragone. Il vous amènera
au loin, vous et votre famille, en un lieu où vous pourrez vous sentir
en sûreté. De grâce, acceptez de me suivre, ne fût-ce
que par pitié ! ». Et, incapable de se contenir, il fondit
en larmes. Eviathar, ému, ne savait quelle décision prendre. Il
hésitait.
- Eh bien ! fit- il enfin, je vous accompagne. Mais pas avant que vous ne m'ayez
fait une promesse : dans le cas où, pour avoir transgressé les
ordres de la Cour, un malheur m'arriverait, vous vous engagez à prendre
sous votre protection mon fils Abraham afin qu'il ne lui soit fait aucun mal.
- Je vous le promets ! dit avec force le duc.
UNE SOURCE DE RICHESSE
Le grand chirurgien qu'était Eviathar, n'avait rien perdu de sa maîtrise
extraordinaire. Une rapide incision soulagea instantanément la duchesse
qui suffoquait. Aussitôt sa respiration devint aisée et égale.
Eviathar prescrivit le traitement qui s'imposait et prit congé du duc.
A peine était-il arrivé chez lui qu'un groupe de gardes firent
irruption dans là maison et lui intimèrent brutalement l'ordre
de les suivre. On ne lui permit même pas d'embrasser son fils bien-aimé
avant de partir.
Abraham était secoué de sanglots quand il entendit s'ap-procher
un galop de cavaliers. Cette fois, c'étaient les messagers du duc. Quand
ils apprirent qu'ils arrivaient trop tard pour sauver le médecin, ils
expliquèrent au jeune garçon qu'il y allait de sa vie et qu'il
fallait absolument qu'il parte avec eux ; et ils l'assurèrent que leur
maître ne manquerait pas d'user de toute son influence en haut lieu et
qu'il n'aurait de cesse que le chirurgien fût relâché. Bientôt
tous deux se retrouveraient réunis.
Plein d'angoisse, Abraham prépara sa valise. Il était prêt
quand il se souvint soudain des paroles de son père lors du dernier Nouvel
An des Arbres.
- Je vous rejoins dans un instant, dit-il aux hommes du duc.
Il courut vers le carré éloigné du verger que son père
lui avait indiqué, et avec précaution il déracina l'une
des plantes. Dans le trou fait ainsi dans la terre, il vit, à sa grande
surprise, une petite boîte en métal.
Soigneusement il la sortit de sa cachette et l'ouvrit. A l'intérieur
se trouvait une paire de Tefiline enveloppés avec soin dans un tissu
imperméable ; un billet de la main de son père les accompagnait.
Il y lut :
« Mon fils, ces Tefiline et cette plante t'accompagneront au moment
où tu quitteras cette maison, peut être pour trouver un nouveau
foyer où tu seras plus en sûreté. Les Tefiline te donneront
la force nécessaire pour demeurer fidèle à la foi de tes
pères, celle même que j'ai tâché de t'inculquer. Quant
à cet arbuste, plante-le dans une terre nouvelle et prends-en soin comme
je sais que tu peux faire. Il sera pour toi une source de grande richesse. Sa
graine vient d'un pays lointain et ses feuilles nourriront les vers à
soie qui produiront, comme leur nom l'indique, la matière première
dont on fera le tissu précieux que nous importons actuellement à
grands frais d'Extrême-Orient. Demeure un bon Juif, mon fils bien-aimé,
et Dieu ne manquera pas de bénir ton travail. Ton père qui t'aime,
Eviathar Ibn Crescas ».
Abraham partit avec les émissaires du duc, tout en se demandant si un
jour il reverrait son père, et quand, pour le cas où il aurait
cette chance.
Il ne pouvait savoir que les hommes de la cruelle Inquisition avaient déjà
commencé leur oeuvre. Eviathar fut soumis à la torture ; on espérait,
mais en vain, lui arracher l’abjuration de sa foi, que devait confirmer
sa conversion à la religion Catholique.
Quant à Abraham, grâce à la protection du duc, il était
maintenant en lieu sûr. Des mois avaient passé. C'était
le jour de sa Bar-Mitzvah. Or, juste au moment où il mettait ses Tefiline,
son regard se porta sur la mer proche, et il vit une minuscule embarcation qui
entrait dans le port. Quelques secondes s'écoulèrent. A mesure
que la barque approchait, ce qu'il apercevait indistinctement d'abord se précisait.
Et il n'arrivait pas à en croire ses yeux. Mais il n'y avait pas à
s'y tromper...
-Père ! cria-t-il enfin, et il courut aussi vite qu'il pu vers ce dernier.
C'est toi, enfin ! Oh ! Père, c'est si merveilleux de te retrouver !
Et ils tombèrent dans les bras l'un de l'autre.
- Tu vois, mon fils, dit Eviathar quand il pu parler, Dieu a été
bon pour nous, et nous voilà de nouveau réunis. C'est grâce
au duc que j'ai pu enfin m'évader. Oh ! Ce n'était pas facile,
surtout que j'avais été très malade. Il se garda de dire
à Abraham que sa « maladie » n'était autre que les
suites des terribles tortures qu'il avait subies.
Eviathar Ibn Crescas et son fils Abraham arrivèrent peu à peu
à attirer auprès d'eux un groupe de plus en plus nombreux de Juifs.
Une colonie se forma. Ses membres vécurent heureux, s'adonnant à
la culture des arbres dont le produit leur assurait une vie aisée et
paisible.
Et à chaque Tou Bichvath, Eviathar et son fils plantèrent de nouveaux
arbres, d'un nombre correspondant à l'âge de ce dernier, et ils
rendirent grâce au Tout-Puissant qui, par l'intermédiaire de la
terre et tout ce qui pousse sur elle, leur dispensait si généreusement
Ses bénédictions.