2 - Les Siphré Torah dialoguent entre eux
- C’est désolant, ne pensez-vous pas ? Réellement désolant
d’entendre de telles réflexions ! affirma le premier d’une
voix étouffée par le bois verni de son coffrage.
- En effet ! Cela est navrant ! Mais je pense qu’il ne faut pas trop
lui en vouloir, car il est encore bien jeune, il n’a que huit ans, il
n’est encore qu'un bambin ! adoucit le deuxième dans son manteau
pourpre brodé d’or.
- Moi, je me demande ce qui sortira de son cœur le jour de la Bar-mitsva
! Personnellement, je considère la situation comme terrible ! surenchérit
le troisième vêtu de blanc.
- Terrible, terrible ! En voilà un bien grand mot ! Fâcheux serait
plus juste !
La discussion battait son plein à l’intérieur de la grande
salle. Seul le plus gros et le plus ancien de tous se taisait. Il en avait
traversé des aventures ce vieux rouleau, avant de s’établir
enfin dans sa maison définitive !
Il était lourd, fatigué et essoufflé comme peut l’être
un rouleau de la Torah, mais il restait le préféré de
la communauté, car sa calligraphie large et claire facilitait la lecture.
Il était également l’autorité incontestée
de tous les objets de culte qui se trouvaient dans la salle de prière.
Aucune décision n’était prise sans son consentement.
Cette autorité, il la devait à son âge avancé,
(deux cent cinquante ans, affirmait-on) mais également à son
origine. On racontait qu’il avait été écrit par
l’un des trente-six justes de sa génération, un de ceux
qui soutiennent le monde, un tsadiq nistar (un juste caché) qui disait-on,
aurait sauvé sa ville par des jeûnes répétés
et des prières (Téphilotes) constantes.
- Ce petit est un bon garçon ! intervint finalement l’Ancien.
Sa Néchama (âme) est brillante comme le soleil. Je l’ai
vu resplendir de là où je me trouvais. Et je crois, bien que
personne ne le sache encore, qu’elle est celle d’un grand ‘Ha’ham
(sage).
- Comment le sais-tu ?
- Son cœur ne ment pas !
- Son cœur ne ment peut-être pas, mais il ne semble pas beaucoup
nous aimer ! affirma le Sépher blanc !
- Il a sans doute besoin d’une petite aide … répliqua le
pourpre brodé d’or.
- Oui d'une aide, certainement ! Mais de quel ordre ? Nous ne sommes finalement
que de simples rouleaux enfermés dans une armoire sans lumière.
- Et bien, si c’est ainsi que tu nous perçois, ce n'est pas étonnant
que le gamin préfère son ordinateur ! riposta vivement le Sépher
pourpre !
- … Je voulais simplement dire que nous sommes très limités
! rectifia le blanc un peu mal à l’aise.
Tout à coup parut dans le ciel déjà noir de nuit, un
vaisseau spatial jaune étincelant. Celui-ci pénétra avec
fracas dans la grande salle de prières, et se posa sur le tapis rouge
près de l’estrade.
C’était un vaisseau extraordinaire, brillant de mille feux. Il
avait une forme bizarroïde de fusée allongée, et sur l’avant
de sa carrosserie, on pouvait lire le mot « Torah » écrit
en lettres d’or.
Un silence stupéfait plana alors dans la grande synagogue ! Le vaisseau émit
quelques Bip–bip, puis sa porte extérieure s’ouvrit laissant
apparaître une sorte de petite méguila (petit rouleau) animée,
bien plantée sur ses deux jambes, et toute de lumière vêtue
:
- Bonsoir ! lança-t-elle. Je cherche la maison de Itamar, quelqu’un
pourrait-il m’aider ?
Nul ne réagit !
- Hou, hou ! Il y a quelqu’un ? L’En Haut m'a envoyée comme
réponse à une prière qui a été reçue,
il y a un peu plus d’une heure, heure terrestre bien sûr !
Le pilote se sentit soudain scruté de la tête au pied :
- Euh …! Je sais que j’ai une drôle de forme ! C'est que
je suis sortie tout droit de la tête du petit Itamar! Hem…! Eh…!
Vous me répondez ?! Vous croyez que je ne vous vois pas à travers
les portes de votre armoire ? Mon pouvoir spécial me le permet ! ! !
Le silence se prolongeant, la méguila s’adossa, un peu déçue,
aux marches qui mènent à l'estrade :
- Et bien, puisque personne ne veut m’aider ! Je vais donc être
obligée de remonter, et d'informer les autres, que ma mission a échoué car
les Sépharim que j’ai rencontrés se sont tellement « encroûtés » dans
leur armoire, qu’ils ont été incapables de fantaisie !
Oui, je le dis clairement «FANTAISIE » !… J’avoue que
je comprends mieux, à présent, que les « Tinoquot chel
Bet raban » (petits élèves étudiant la Torah) se
rebellent contre l'étude de la Torah ! C'est triste tout de même
! Quand je pense que lorsqu’Elle était dans le ciel, notre Torah était
la plus grande, la plus belle, la plus majestueuse, la plus magnifique des
Reines ! Elle resplendissait dans tout l’univers.
Ici, elle ressemblerait plutôt à…!
- Comment oses-tu ! gronda furieux le Sépher blanc. C’est une
très grave accusation que tu portes sur nous ! Grave et totalement fausse
!
- Et puis, pour qui te prends-tu petite méguila de papier mâché !
Tu atterris chez nous sans crier gare, et nous attaques au sujet d’un
silence qui, au demeurant, me semble tout à fait justifié ! surenchérit
pompeusement le second Sépher recouvert de bois.
- Il faut que vous sachiez que nous ne parlons pas à n’importe
qui ! Notre monde est trop délicat pour risquer de l’exposer ainsi à la
moquerie ! tenta de tempérer le pourpre brodé d'or.
- Ah ! s’écria joyeusement la petite méguila sur pieds.
Enfin, vous accepter de me répondre ! J’avoue que j’ai crains
le pire ! Mais mes amis, pas d’affolement ! J'ai parfaitement entendu
vos inquiétudes ! Et je vous rassure ! Je ne suis en aucun cas un de
ces « dérangeurs » malveillants. Je vous assure que je suis
issue d’un cœur et d’une tête très purs !
Un brouhaha plus ou moins approbateur fut la seule réponse qu'elle
obtint.
- Bien, revenons à notre sujet ! poursuivit-elle sans complexe. Je suis
donc envoyée par le Ciel afin d'aider le jeune Itamar à aimer
notre Torah. Pour cela j'ai besoin de son adresse !
- Il habite trois rues derrière chez nous, dit calmement l'Ancien,
affirmant ainsi à tous, sa décision d'aider la drôle de
créature. Sa maison se trouve dans un joli jardin bordé de rosiers
rouges et blancs !
- Rosiers rouges et blancs … Oui, je l'ai repéré ! O.K.
! Je vous remercie pour votre aide et vous souhaite le bonsoir !
L’étrange personnage retourna ensuite dans sa fusée,
ferma le sas derrière lui, et actionna le moteur à la puissance
maximum. Le vaisseau vibra, se souleva de quelques centimètres au-dessus
du sol et, contre toute attente, retomba brutalement sur le tapis. La minute
suivante, la synagogue vit le sas se rouvrir et la petite méguila réapparaître,
le visage décomposé :
- … Panne de carburant ! dit-elle un peu ahurie. Je suis en panne de
carburant ! Le réservoir est totalement vide ! Le plus grave est que
je ne sais même pas ce que consomme mon propulseur ! C’est tout
de même extraordinaire !
Elle frotta sa tête de méguila, et rajouta :
- C’est qu’Itamar n’a pas pensé à tout !
Un rire monta alors de l’armoire à Sépharim ! Un rire
franc, et joyeux ! Un rire de rouleau vieilli par le temps ! C’était
l’Ancien, qui trouvait la situation si drôle qu’il ne pouvait
retenir son fou rire :
- Panne de carburant ! répétait-il. Et il ne sait même
pas quel est son carburant !
Les autres, peu habitués à entendre ainsi la gaieté de
l’Ancien, n’osèrent intervenir !
- Qu'y a t-il de si drôle ? se défendit la méguila imaginaire.
- Itamar, et surtout toi ! poursuivit le vieux rouleau sans cesser de rire.
La curieuse créature aurait bien haussé les épaules si
elle en avait :
- Au lieu de rire comme une baleine ! lança-t-elle vexée, vous
feriez mieux de m'aider à trouver une solution ! Je n'ai pas beaucoup
de temps, moi ! Le Omer a commencé depuis à peu près quinze
jours, et ma mission se termine à Chavouot !
- Et bien « petite chose inventée » ! lui répliqua-t-il
encore amusé, tu vas devoir t'armer de patience, car le carburant dont
tu as besoin est en nous ! Nous qui semblons si inutiles, et si passifs dans
nos armoires !
- Ah ! C'est vous que l'on met dans le réservoir ?
- Dans le réservoir ! s’écria affolé le Sépher
blanc.
L'hilarité de l'Ancien redoubla :
- Je n'ai jamais autant ri de ma vie ! Il faudra que je remercie notre
petit garçon, car grâce à sa rêverie, j'ai dérouillé bon
nombre de mes articulations ! Allons, allons ! Je dois retrouver mon sérieux, à présent
! L'affaire est trop importante ! Aussi vais-je continuer mon explication
! Ce n'est pas nous que l'on doit mettre dans le réservoir, mais nos
lettres ! Car chacune d'elles est une source d'énergie spirituelle
!
- Source d'énergie spirituelle … Et Comment le savez-vous ? s'étonna
la méguila.
- Je me connais ! répondit le doyen avec humour.
- Vous vous connaissez … O.K. ! Admettons que je vous fasse confiance
! Ce qui m'intéresse maintenant est de savoir comment procéder
! Le temps presse ! Lequel d'entre vous accepterait de me concéder quelques-unes
de ses lettres ?
- Du calme, petite, du calme ! Premièrement une seule lettre devrait
suffire car sa puissance est considérable.
Deuxièmement, il est impossible de les obtenir sans nous avoir ouvert
auparavant ! Le Sopher est passé cet après-midi, il te faudra
donc attendre la lecture de la Paracha de ce Chabbat !
- Chabbat matin ! paniqua le pilote. Mais c’est dans plus d’un
jour et demi ! Mon D.ieu ! Quelle perte de temps !
- Un jour et demi est à peine suffisant pour élaborer un plan
valable !
- L’Ancien à raison, Méguila ! affirmèrent les
autres Sépharim d’une même voix.
- Ruth !
- Pardon ?
- Je m’appelle Ruth, Méguilat-Ruth !
- Ah ! Enchanté Méguilat-Ruth ! Nous te disions donc qu’il
serait sage de ranger ton vaisseau dans un endroit discret, sous la Téva
(estrade) par exemple et de t’installer chez nous le temps de la mission
!
- Je n'ai apparemment pas le choix ! admit-elle, tout en déplaçant
son véhicule à l'endroit indiqué. Et je vous avoue, rajouta-t-elle
que je suis très sensible à votre hospitalité !
Ensuite, elle s'installa une sorte de sac de couchage, une minuscule lampe
de chevet, et sortit de la fusée un livre recouvert de papier glacé :
- C'est mon journal de bord, expliqua-t-elle ! Bien, je vous écoute,
quel plan me proposez-vous ?
Un débat fort animé se poursuivit pendant plus de la moitié de
la nuit. Il fut décidé que le Doyen ferait s'envoler une de ses
propres lettres au moment opportun, et que les batteries rechargées,
Méguilat-Ruth ramènerait Itamar dans la salle de prières
afin que l’Ancien lui parle.
Chabbat matin arriva enfin. La lecture de la Torah débuta à l'heure
prévue. Néanmoins, l'ambiance demeurait tendue chez les objets
de culte, et Méguilat-Ruth, bien que se sachant invisible aux yeux
des hommes, tremblait sous sa cachette. Elle eut toutefois le courage de
scruter l’assemblée afin de repérer Itamar.
Ce dernier, ressentant la singularité de l’instant sans la saisir,
regarda autour de lui, chercha sous l'estrade sans comprendre, et eut même
la curieuse impression qu’au milieu des chants traditionnels, le Sépher
centenaire lui avait souhaité « Chabbat Chalom ». Craignant
de ne pas être pris au sérieux, le garçonnet n'en parla à personne.
Soudain le Baal Quoré (lecteur) cessa la lecture de la paracha, et
fit signe au Sopher de s’approcher.
Monsieur Ben-Tov examina l’Ancien à plusieurs reprises :
- Je suis pourtant certain d'avoir réécrit ce Tav (lettre correspondant
au « T » en français) ! affirma-t-il abasourdi.
On referma donc le Doyen qui devint jusqu'à sa prochaine révision
interdit à la lecture. Le rouleau au manteau pourpre brodé d'or
fut sorti à sa place, et l'office se poursuivit sans autre incident.
Méguila-Ruth recueillit soigneusement la lettre tombée à terre
puis la rangea précieusement dans ses bagages en attendant la sortie
des étoiles.
Suite...
Les illustrations sont de Livna Rotnemer.