On assimile habituellement
la Guévoura ou la "force" à la manière dont D.ieu
punit le méchant et juge toute l'humanité. Elle sous-tend la rigueur,
l'application de la loi à la lettre et la stricte observance de la justice
et se distingue nettement du 'hessed ou "bienveillance" (voir article
précédent) qui suggère, au contraire, indulgence et pardon.
Nous sommes donc en présence
de deux modes fondamentaux de l'action, l'un étant le 'hessed, caractérisé
par la bienveillance et l'inutilité de rendre des comptes, faisant face
à la guévoura, avec sa rigueur et son sens strict des responsabilités.
Celle-ci est appelée la "force" en raison de la puissance et
de l'acharnement dont D.ieu use pour imposer la justice absolue.
Quoique cette interprétation
un peu superficielle ne soit pas fausse, la guévoura possède un
sens plus profond que ceux de rigueur et de justice.
Afin de découvrir
ce sens fondamental, retournons aux sources, c'est-à-dire aux œuvres
de la création, caractérisées par un 'hessed illimité.
En effet, les rabbins nous enseignent:
" Quand D.ieu dit
"Que le firmament soit!", le monde a commencé à grandir
et à s'étendre jusqu'à ce que D.ieu dise "Assez!";
le monde s'est alors immobilisé. " ('Haguiga 12a)
Le 'hessed est, par nature,
infini. Mais prenons le cas des transactions commerciales. Elles se font suivant
les principes "du prêté pour un rendu" ou de "mesure
pour mesure", et sont clairement définies et limitées. Il
y a toujours deux éléments, le second limitant le premier. Ainsi,
si des marchandises sont échangées contre de l'argent, celui-ci
fixe la quantité d'articles vendus.
CARACTERE ILLIMITE DU
'HESSED
Néanmoins, lorsque
une chose est donnée gratuitement, il n'est pas nécessaire d'en
fixer les limites. C'est vrai que l'être humain qui accomplit un acte
de 'hessed est limité par ses propres ressources mais les actes de 'hessed
de D.ieu, qui est infini, sont, eux, illimités.
Lorsque D.ieu proclama "Assez!",
Il introduisit un nouveau concept, jusque-là inconnu dans le monde, celui
des "limites" ou des "bornes", c'est-à-dire le concept
du "fini".
Mais qu'est-ce qui fixe
ces bornes? Les ressources et les capacités divines n'ont pas de limites
mais, par contre, c'est celui qui reçoit, qui en a. D.ieu a décidé
que les relations se feraient sous la forme "donnant pour donnant".
Si l'homme a assez de "pouvoir d'achat", il peut engranger des gains
considérables; sinon, il devra se contenter du strict minimum.
Par conséquent, le
système complet de récompense et de punition prend sa source dans
l'attribut de guévoura et c'est pourquoi, celui-ci est souvent assimilé
à midat hadin - l'attribut de la "loi" et du "jugement".
Au cours de la création, dès l'instant où D.ieu déclara
"Assez!", Sa bienveillance ne fut plus alors illimitée et infinie;
les hommes durent désormais l'échanger contre des actes.
N'est-ce pas décevant
que D.ieu, dont la magnanimité est infinie, en limite sa portée
en n'accordant à l'homme que le salaire de misère qu'il est tout
juste capable d'acquérir? Pourquoi D.ieu devrait-il limiter Sa bonté?
La raison en est que si
D.ieu ne devait agir envers nous qu'en fonction de Sa générosité
infinie, nous pourrions effectivement bénéficier de nombreux bienfaits
mais notre existence n'aurait aucune signification. Car tout ce qui existerait
dans le monde serait dû à Sa magnanimité. Que nous soyions
présents ou non, le monde recevrait et continuerait à recevoir
Ses dons.
On ne donne à son
existence son plein sens que si le monde ne possède que ce qu'on gagne
pour lui.
Par exemple, imaginons une
personne à la recherche d'un moyen de subsistance. Un de ses amis l'embauche
pour fabriquer des gadgets et lui verse un assez bon salaire. Une nuit, il passe
tardivement devant l'usine et voit un camion qui ramasse les objets qu'il fabrique
pour les jeter dans les poubelles. C'est alors qu'il réalise que son
"job" ne lui a été offert que par pure charité
et qu'il n'a aucune valeur.
Pourra-t-il continuer à
travailler dans ces conditions?
Ce n'est que quand nos propres actions ont un sens que nous avons le sentiment d'exister à part entière.
Illustrons notre propos
par un autre exemple, celui d'un infirme pris en charge complètement
par du personnel soignant et par des philanthropes. Tous ses besoins sont assurés
et cependant, il commence à perdre ses capacités mentales et émotionnelles.
Il a l'impression que, en tant que personne, il n'existe pas. Sa vie ne dépend
que de la largesse et de la bonté d'autrui. Ce n'est que quand nos propres
actions ont un sens que nous avons le sentiment d'exister à part entière.
On se trouve devant un sérieux
paradoxe. D'une part, on éprouve un sentiment de crainte devant l'attribut
de guévoura tout en sachant combien il est difficile de réussir
à l'appliquer dans ce monde où tous nos faits et gestes sont scrutés
et pesés et où nous ne devons le mérite de survivre que
par la force de nos propres actes. Et pourtant, c'est le seul moyen pour nous
de survivre! Et d'autre part, s'il n'y avait que le 'hessed, on serait semblable
à une personne placée à vie dans un établissement
médico-social, bénéficiant du gîte et ne manquant
ni de vêtements ni de nourriture mais qui n'aurait rien à voir
avec un être humain responsable.
LA GUEVOURA, UN ACTE
DE RETENUE
Les rabbins nous enseignent:
" Au commencement,
D.ieu envisageait de créer le monde fondé seulement sur l'attribut
de justice… car l'existence réelle de l'homme ne peut se concevoir
que par la justice. "
Cette formulation peut sembler
quelque peu déroutante car cela aurait impliqué que le monde aurait
dû être créé avec l'attribut du jugement. N'avons-nous
pas spécifié dans notre article précédent que la
Création est nécessairement un acte de 'hessed, et que par définition,
le premier acte doit être 'hessed?
La réponse à
cette question réside dans le fait qu'il est impossible de confondre
l'acte de création avec le modus vivendi de la vie au sein de la création.
Par exemple, analysons les
actes de parents élevant un enfant ou d'un homme riche décidant
de pourvoir aux besoins d'un indigent. Tous deux réalisent que la meilleure
voie pour aider une personne est de lui fournir les moyens de subsister de façon
indépendante. Les parents veillent à fournir à leur enfant
la meilleure éducation possible et l'homme fortuné se charge de
procurer un emploi à la personne démunie. Dans les deux cas, l'acte
originel était un acte de 'hessed. Il n'était le résultat
d'aucune action accomplie auparavant et n'avait pas pour but de rendre une faveur
ou d'anticiper un futur gain. Cependant, dans les deux cas, c'est cet acte initial
de 'hessed qui est à l'origine de la relation qui existe entre deux personnes
:
C'est dans ce sens que les
rabbins nous ont enseigné que la création fut un acte de 'hessed
mais l'interaction perpétuelle et les fondements qui sont nécéssaires
à la continuation de l'existence auraient dû être établis
sur la justice stricte bien que cela ne fût pas le cas. (Nous verrons
plus tard comment cela fut modifié)
Il y a un autre point au
sujet de la guévoura qui mérite qu'on s'y arrête. Le mot
guévoura signifie littéralement "puissance" et "force".
Cela pourrait faire allusion, à première vue, à l'acharnement
que met D.ieu à punir les méchants, ce qui nous laisse l'impression
qu'il s'agit d'un acte impérieux de pouvoir.
Mais l'image est trompeuse.
Le mode fondamental par lequel D.ieu punit est de refuser de dispenser le bien,
qui, autrement, aurait pu être accordé à l'homme. D.ieu
n'a pas besoin de "tuer" quelqu'un; il s'abstient simplement de lui
donner la vie. Il n'a pas besoin d'appauvrir une nation; il fait tout bonnement
cesser la pluie. La guévoura est essentiellement un acte qui retient
et qui canalise.
De quelle façon cette
"puissance" et cette "force" se révèlent?
C'est dans les Maximes des
Pères (chapitre 4, 1) qu'on trouve la réponse:
" Qui est fort ?
Celui qui contrôle son mauvais penchant."
Ces propos qui pourraient
nous sembler, à première vue, simples et empreints de pure piété
nous apprennent en fait deux choses extraordinaires.
Tout d'abord, le fait de
réprimer des besoins intérieurs pressants nécessite plus
de force que de s'opposer à des forces extérieures. Plus d'un
soldat vaillant s'est laissé aller à ses penchants naturels!
Deuxièmement, canaliser
un désir ardent fondamental requiert plus de puissance que de se laisser
aller à de brusques accès de grandeur. Quand bien même la
meilleure défense serait l'attaque, maîtriser l'ennemi est plus
difficile que de le vaincre.
La relation de D.ieu avec
l'homme est, si nous pouvons nous permetre d'utiliser l'analogie précédente,
du même ordre.
La force primordiale dans le monde est le 'hessed. C'est une manifestation de
la volonté divine d'octroyer à l'homme tout ce qui est possible.
La seconde force, guévoura, refrène cette première force,
celle de la Providence divine, en Lui enjoignant de ne pas donner.
Imaginons des parents assistant
aux premiers pas de leur enfant. Chaque fois que le bambin tombe, le père
ou la mère doit se retenir de toutes ses forces pour ne pas lui tendre
la main et l'aider à se relever. C'est là la guévoura dans
toute son essence.
Traduction et Adaptation
de Claude Krasetzki