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Notre fille chérieMa fille et mon gendre viennent nous voir pour Chabbath. La maison resplendit, nous avons revêtu nos plus beaux vêtements, des effluves de bouillon de poulet flottent dans l'air, nous nous apprêtons à allumer les bougies, quand, tout à coup…

"Nous avons décidé de divorcer" annonce ma fille, guettant notre réaction.

Notre gendre reste silencieux. Nous sommes à la fois choqués et navrés. Je repense à leur mariage, six ans auparavant, par une merveilleuse journée de Juillet. Je revois ma fille, radieuse, dans sa robe couleur ivoire, dessinée par ses soins, avec son bouquet tout simple de fleurs d'oranger.

"Nous nous aimons comme frère et sœur" tente-t-elle d'expliquer, "mais pas comme mari et femme". Notre gendre semble abattu. "Ce sera mieux ainsi" ajoute-t-il. Il a l'air malheureux; nous sommes certains que l'initiative ne vient pas de lui. Peut-être y a-t-il quelqu'un d'autre impliqué dans cette histoire. Elle l'a convaincu qu'il valait mieux mettre un terme à leur mariage, mais tout dans son attitude contredit ses paroles. Nous l'aimons comme un fils et l'avions accueilli à bras ouverts dans notre famille. Nous allons le perdre, nous aussi.

Le divorce est prononcé rapidement. Il n'y a pas d'enfants pouvant créer des complications, et le peu de biens qu'ils possèdent est partagé par simple accord mutuel.

Nous réalisons rapidement que le nouveau compagnon de notre fille a quitté les coulisses pour occuper le devant de la scène. Ils s'installent ensemble et se déclarent très heureux. Ils déclarent chacun qu'ils ont trouvé l'âme sœur. Nous sommes contents de voir que notre fille est heureuse. N'est-ce pas là le souhait de tous les parents ?

Nous attendons patiemment de les entendre parler de mariage. Nous attendons en vain. Lorsque nous abordons prudemment le sujet, nous essuyons instantanément une rebuffade.

Nous, qui nous réjouissons de célébrer nos 35 ans de mariage, nous sentons complètement dépassés et déconcertés. Ceci est contraire à tout ce en quoi nous croyons. Lorsque les enfants étaient petits et que je me sentais parfois écrasée par les responsabilités de la vie quotidienne, lorsque je sentais que ma carrière, mes études, mon épanouissement personnel devaient être mis en veilleuse, je me reprochais mon mécontentement et me raisonnais en me disant que c'était ma destinée. Si je parvenais à transmettre à mes enfants notre héritage, afin qu'à leur tour ils le transmettent à leurs enfants, Dayenou… cela me suffirait.

Nous parvenons à nous convaincre que nous comprenons la réticence de notre fille à se lancer pour la deuxième fois dans un grand mariage comme six ans auparavant. Nous faisons tous nos efforts pour nous montrer compréhensifs alors même que nous souffrons intérieurement. "Allez chez un rabbin avec deux amis qui vous serviront de témoins", supplions-nous "Nous ne serons même pas présents". Mais ils font la sourde oreille et nous devons nous résigner.

Nous sommes déchirés entre notre amour pour notre fille et la peur qu'une barrière invisible ne se dresse entre nous. Devrons-nous à présent affronter un éloignement , non seulement géographique mais également affectif ?

LES LIENS DU MARIAGE

Quelques mois plus tard, ma fille et son nouveau compagnon arrivent chez nous pour Chabbath. "Je suis enceinte" nous annonce-t-elle joyeusement. Ils ont tous deux un sourire rayonnant. Nous savons qu'il s'agit là de la conséquence naturelle de leur amour et de leur vie en commun, mais jusqu'à présent, nous avions refusé d'envisager cette éventualité. Et voilà que le cauchemar se réalise. Nous avions voulu nous persuader que si nous n'y pensions pas, cette chose n'arriverait pas.

Nous éprouvons des sentiments confus. D'une part, nous nous réjouissons qu'une vie nouvelle se prépare, mais d'autre part, nous avons la mort dans l'âme. Nous essayons cependant, pour notre fille, de nous montrer joyeux. Nous nous étreignons et nous nous embrassons. Ils sont tous les deux si heureux et si prévenants l'un envers l'autre. Nous nous disons, une fois de plus, que c'est merveilleux de la voir si heureuse et si sereine. Nous nous consolons en nous persuadant que rien n'arrive sans raison, encore que nous n'avons pas la moindre idée de la nature de cette raison, dans le cas présent.

Mais lorsque nous sommes seuls, la nuit, nous nous tournons et nous retournons. Notre foi ne suffit pas à nous soutenir, et nous décidons de plaider à nouveau la cause du mariage. Nous bombardons notre fille de questions :

" Pourquoi as-tu peur d'un lien qui vous engage légalement l'un envers l'autre ? Et s'il décidait un jour de te quitter ?"

" S'engager dans le mariage, c'est accepter le lien le plus profond sur le plan spirituel qui puisse exister entre deux êtres. Sans cet engagement", dis-je à ma fille, "on se dit qu'on peut toujours se quitter, et on ne réalise jamais pleinement une relation parfaite. Le mariage crée une nouvelle réalité spirituelle, en rapprochant deux moitiés pour en faire un tout".

"Tout ce que tu dis", me répond-elle,"ne concerne que la définition décrétée par la société sur la manière dont les gens doivent vivre. Ce ne sont que des mots. Rien ne prouve que ce soit la bonne voie. Ce n'est pas parce que ça te convient à toi que ça doit nous convenir à nous. Notre engagement l'un envers l'autre est beaucoup plus fort que n'importe quel anneau ou que n'importe quelle bénédiction donnée par un rabbin". Son compagnon acquiesce." Pensez à tout le mal que les religions ont provoqué dans le monde" dit-il."Ces définitions sociales avaient peut-être leur utilité à une certaine époque. Mais elles n'ont plus leur place dans le monde de demain".

Nous continuons à plaider notre cause en pensant à l'enfant à naître :

" N'aura-t-il pas besoin de savoir qui il est, d'où il vient, quel est son nom de famille?"

"Qu'y a-t-il dans un nom ?" poursuivent-ils.

"Comment pouvez-vous renier votre héritage, l'histoire de votre famille, votre peuple ?"

"Il saura qui sont ses parents et d'où il vient", répondent-ils," le monde a changé. L'homme est le même dans tout l'univers".

Mais notre monde à nous n'a pas changé. Nous continuons à discuter en pensant à la grand-mère de notre fille, seule survivante de la génération précédente, et déjà très âgée.

"Grand-mère ne comprend absolument pas. Tout cela la dépasse complètement. Comment pouvez-vous lui infliger ça à son âge ?", dis-je à ma fille.

" Elle est beaucoup plus compréhensive que tu ne crois", insiste ma fille.

Je sais que la grand-mère ne montrera pas ouvertement sa peine. Mais elle la portera en elle. Elle souffrira en silence, même si elle se réjouit d'avoir un nouvel arrière-petit-enfant.

Ma fille nous fait savoir, par l'intermédiaire de ses frères et sœurs, que l'échographie montre que c'est un garçon qu'elle porte.

Je commence à fantasmer sur l'organisation de la brith-mila (circoncision). Je pense que c'est étrange de faire une brith-mila pour des parents qui ne sont pas mariés. Est-ce que je ne suis pas en train de jouer à "et si?", est-ce qu'au fond de moi je ne sais pas déjà qu'il n'y aura pas de brith-mila ?

L'ALLIANCE D'ABRAHAM

Le bébé est né, un adorable petit être tout blond. Il devient vite évident que les nouveaux parents sont tout-à-fait opposés à une brith-mila.
C'est le coup de grâce. Il est impensable, pour tous les membres de nos deux familles, qu'un garçon ne soit pas circoncis. Ils rompent avec une tradition millénaire, la marque essentielle qui confère au garçon sa judéité. Comment cela peut-il nous arriver?

Nous discutons, nous essayons la persuasion, nous supplions, nous implorons. Le peuple juif est une espèce précieuse. Lorsqu'un garçon juif s'engage dans la vie sans être circoncis, il se retire de l'alliance entre Dieu et le peuple juif. La brith-mila est tellement centrale qu'elle permet la rédemption par son seul mérite, même en dehors de toute observance.

Lorsque nous voyons que tous nos arguments tombent dans l'oreille d'un sourd, nous essayons une approche plus "rationnelle":

" D'accord, nos traditions ne signifient rien, mais qu'en est-il des raisons médicales ? De nombreuses études prouvent que les hommes circoncis souffrent moins fréquemment d'infections et de cancers".

Nous voyons le ridicule de cet argument. Il est, pour nous, tellement moins important que la nécessité de voir le bébé entrer dans l'alliance du peuple juif.

"Pour chaque article prouvant les bienfaits de la circoncision, il y en a un qui en montre les risques" répondent-ils. "Mais la question n'est pas là. C'est notre enfant, et c'est notre décision".

Nous sommes face à un mur. Nous ne comprenons rien à leur raisonnement. Ils ne comprennent rien au nôtre. Lorsque nous nous levons pour prendre congé, l'atmosphère est cordiale, mais plutôt froide. Ma fille court après nous jusqu'à la voiture. Elle pleure et dit qu'elle sait qu'elle nous fait de la peine mais que leur décision est définitive.

Mon mari est submergé de chagrin. De vieilles douleurs physiques se réveillent à la faveur de ce bouleversement affectif. Son visage est livide et il a du mal à respirer. J'ai peur qu'il n'ait une attaque ou un infarctus et je ne sais comment le calmer.J'ai la tête dans un étau et mes yeux brûlent d'une douleur provoquée par les larmes que je ne parviens pas à verser. Je voudrais pleurer mais je me sens vidée de toute sensation. Peut-être est-ce là un mécanisme de défense naturel?

Nous sommes trop sous le choc pour prévenir nos proches de la venue d'un nouveau membre dans notre famille. Nous ne voulons pas faire partager notre chagrin à nos frères et sœurs, les inclure dans le cercle de notre douleur. Nous sommes embarrassés, n'ayant jamais eu à faire face à une situation comparable auparavant. Nous devons garder ce secret, tout en sachant que ce sera impossible. Bientôt, nos proches vont nous demander des nouvelles de notre fille et nous devrons leur répondre.

Nous éprouvons un sentiment d'échec, nous qui étions fiers d'enseigner à nos enfants l'indépendance d'esprit, la liberté de penser, la curiosité. Nous n'avions jamais pensé que cela se retournerait un jour contre nous, et que notre fille serait entraînée aussi loin de son univers de départ , au point d'entrer dans un monde totalement différent, et de rejeter le nôtre.

Il est tard , il fait nuit, et nous roulons sur le chemin de la maison." Je suis littéralement assommé" dit mon mari, rompant le silence. "Moi aussi", dis-je. Nous sommes tous les deux déprimés. Les muscles de mon visage sont comme figés; j'ai l'impression que je ne pourrai plus jamais rire. Mon mari a les lèvres serrées, je vois qu'il est en colère. Nous nous sommes battus avec notre fille chérie et nous sommes épuisés.

Elle avait un talent d'actrice et de comédienne et toute la famille se tordait de rire lorsqu'elle improvisait un "spectacle", généralement après le dîner du vendredi soir. Elle avait également un don artistique et n'achetait jamais de cartes de vœux, préférant les réaliser elle-même; j' entassais depuis vingt ans avec amour ces cartes dans un tiroir. C'était un bébé qui souriait toujours lorsque je venais lui apporter à manger, ou que je la réconfortais la nuit.

J'ai toujours pensé que nous avions une relation "spéciale". Elle n'avait ni le statut d'aînée ou de benjamine. C'était simplement un lien naturel très fort entre nous.

__________

Deux mois ont passé. Le bébé grossit régulièrement et est adorable. Je le tiens dans mes bras et il enfouit sa tête dans mon épaule. Je caresse ses cheveux soyeux et je respire sa bonne odeur de bébé

Mais en même temps, dans nos cœurs, nous avons peur qu'une barrière invisible, un mur de chagrin ne nous empêche d'accepter sans réserve ce petit-fils, qui, sans qu'il y soit pour rien, a été rendu différent des autres dans sa propre famille, et tenu éloigné de son peuple. La vie va continuer à s'écouler et nous devrons tant bien que mal nous installer dans ce nouveau et peu agréable statu quo. Nous pleurons sur ce qui arrive à notre famille et à notre peuple. Et nous regrettons amèrement le changement irréversible qui est intervenu dans notre relation avec notre fille chérie.

 

L'auteur a préféré conserver l'anonymat et a utilisé un pseudonyme.

 

Traduction et Adaptation de Monique SIAC


A PROPOS DE L'AUTEUR
Carole RABINOVITCH


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