Au temps jadis, il était courant que le Chammache (bedeau) de la synagogue
ou du Beth-Hamidrache (la maison d’étude) eût sur lui une
petite tabatière contenant du tabac à priser dont il offrait
une pincée à ceux parmi les fidèles qui le désiraient.
C'était peu de chose, certes, mais le geste était apprécié. « Une
pincée de tabac » (en Yiddiche : « chméck tabback ») étant
considéré comme le minimum de ce qui pouvait se concevoir en
fait d'urbanité et de politesse, on en vint à donner à ces
deux mots le sens de « peu de chose », même de « rien » ou « presque
rien».
Notre histoire n'a justement pour sujet qu'un « chméck tabback »,
mais, comme on le verra, il eut des suites très graves. Laissez-moi
vous la conter.
Il était une fois un Juif aussi riche que charitable nommé Joseph.
D'une hospitalité proverbiale, sa maison était toujours ouverte
aux voyageurs et aux pauvres. Un homme se trouvait-il dans le besoin ? Il n'avait
qu'à frapper à la porte de Joseph ; il pouvait être assuré d'un
repas et, souvent, d'un don substantiel en espèces. Mais, les bienfaits
de Joseph ne se bornaient pas seulement à cela. Il accordait une aide
financière généreuse à ceux qui, ayant connu des
revers de fortune, avaient besoin, comme on dit, d'un coup de main pour redresser
leur situation.
Ses nombreuses affaires occupaient beaucoup Joseph les jours
de semaine. Mais quand venait le Shabbat, rien ne lui donnait autant de plaisir
que de s'asseoir
chez lui à la tête de la table qui réunissait un grand
nombre de convives pauvres ou besogneux.
Passé le Shabbat, il écoutait patiemment chaque invité exposer
son cas et lui accordait les secours correspondant à ses besoins. Rien
d'étonnant que les bénéficiaires de ces largesses s'en
allassent louant partout la grande générosité de Joseph.
Le nombre de ceux qui le connaissaient, fût-ce par ouï-dire, ne
faisait que s'étendre.
Sa réputation parvint aux oreilles d'un pauvre nommé Benjamin.
II n'avait pas toujours été pauvre. Négociant prospère
pendant un temps, ses affaires avaient périclité et, de revers
en revers, il avait perdu toute sa fortune. Un certain nombre d'années,
il lutta courageusement, mais en vain. Sa situation finit par s'aggraver à tel
point qu'il ne pouvait plus compter que sur la charité d'autrui pour
subsister.
TRISTES SOUVENIRS
Ayant honte de mendier dans sa propre ville où tous le connaissaient,
il se mit à errer aux alentours comme le faisaient les autres mendiants.
Un espoir tenace subsistait cependant dans son cœur, celui de remonter
la pente et surmonter l'infortune si seulement il pouvait trouver quelqu'un
qui acceptât de lui prêter la somme importante sans laquelle il
n'avait la possibilité de rien entreprendre. Quand le nom de Joseph
parvint jusqu'à lui, quand il entendit combien il venait en aide aux
pauvres et aux besogneux, il décida de prendre le chemin de la ville
où vivait cet homme si généreux.
Sachant Joseph très pris par ses affaires les jours de semaine, Benjamin
attendit que vînt le vendredi pour aller frapper à sa porte. Quand
il s'y présenta, il fut aussitôt invité pour le Shabbat.
A table, en cette soirée de vendredi, Benjamin se trouva assis au côté de
Joseph même. Cette réunion où se célébrait
le saint Shabbat ne pouvait manquer de réveiller en lui le souvenir
mélancolique du temps où lui-même, à la tête
d'une table semblable, pressait de se servir et de profiter du repas les besogneux
qui l'entouraient. Ces pensées l'émurent au point qu'il dut faire
de grands efforts pour contenir ses larmes. L'idée lui vint qu'une pincée
le tabac l'aiderait à surmonter son émotion.
Juste à ce moment, Joseph prenait une petite tabatière d'argent
incrustée de diamants qui était posée devant lui ; il
l'ouvrit et y prit une pincée. Benjamin tendit la main pour se servir
lui aussi, mais elle s'immobilisa, comme paralysée par l'apostrophe
inattendue dont il fut l'objet de la part de Joseph - « Dites, et l'autre
tabatière ? Cela vous déshonorerait peut-être de vous en
servir ? »
Cela dit, il ferma la petite tabatière d'argent en faisant claquer
ostensiblement le couvercle, et montra du doigt une tabatière ordinaire
qui avait été placée sur la table pour les convives.
Benjamin était un homme sensible, il fut profondément peiné par
la brutale rebuffade de Joseph. Sans compter qu'il avait espéré faire
bonne impression sur son hôte; ce qui lui aurait permis, une fois passé le
Shabbat, de lui raconter sa triste histoire et peut être obtenir l'aide
dont il avait tant besoin. Ses espoirs maintenant s'écroulaient. Après
cet incident, jamais il ne pourrait approcher Joseph, et moins encore lui parler.
II se sentait très malheureux ; mais il s'efforça de surmonter
sa peine et y réussi. Nul ne s'aperçut du trouble où cette
brève scène l'avait plongé. II attendit avec impatience
la fin du Shabbat et, aussitôt après Havdalah, il prit congé de
son hôte non sans l'avoir longuement remercié de son hospitalité.
La période qui suivit ce Shabbat-là marqua le début d'ennuis
sans fin pour Joseph. De tout ce qu'il entreprenait, rien ne lui réussissait.
Il crut d'abord que c'était manque de discernement de sa part. Puis,
comme, malgré ses efforts, ses échecs se multipliaient, il commença à se
demander si quelque chose d'indépendant de sa volonté s'en mêlait.
Il décida de demander conseil à son Rabbi. Ce dernier, connu
pour sa sainteté, était doué d'une sagesse prophétique.
Il vivait dans une autre ville. Joseph dut, pour réaliser ce voyage,
quitter ses affaires pour quelques jours. Quand enfin il se trouva en présence
du Rabbi, il ne perdit pas de temps et conta aussitôt son infortune.
Le saint homme, après l'avoir écouté, le congédia
avec, ces mots : « Un chméck tabback ! »
DES NOUVEAUX MALHEURS
Joseph quitta le Rabbi, très soulagé Ce dernier n'avait-il pas
dit « ce n'est rien ! » ? Il rentra chez lui et, sa confiance revenue,
il se replongea dans ses affaires avec une énergie accrue. Mais tout
tournait mal à nouveau. Il perdait coup sur coup de grosses sommes d'argent,
et sa fortune littéralement fondait.
Il alla voir encore une fois le Rabbi et le mit au courant
de ses nouveaux malheurs. Comme à la dernière visite, ce dernier le renvoya avec
les mêmes mots : « Un chméck tabback ! ». Joseph interpréta
encore une fois ceux ci comme un signe encourageant et regagna sa ville, rassuré.
II se jeta dans de nouvelles affaires. A son grand désespoir, elles
se soldèrent l'une après l'autre par un désastre. Il se
rendait compte maintenant que, s'il ne remédiait pas immédiatement à cet état
de choses, il était voué à bref délai au dénuement
le plus total. Sans compter les dettes qui ne manqueraient pas de s'accumuler.
Mais remédier comment? Sa seule ressource était son Rabbi, il
alla le trouver une troisième fois. La même scène se reproduisit.
Mais quand le saint homme redit les mêmes mots à Joseph, celui-ci,
n'en pouvant plus, éclata :
- Mais Rabbi, s'écria-t-il, ce n'est pas un « chméck tabback
! « J'ai perdu toute ma fortune, je suis maintenant un homme complètement
ruiné ! »
- Tu ne m'as pas compris, mon ami, répondit le Rabbi. Je voulais dire
que la cause de tous tes malheurs est une pincée de tabac!
Soudain, la lumière se fit dans l'esprit de Joseph. Le souvenir lui
revint de cette nuit de vendredi; un pauvre, assis à table à côté de
lui, avait voulu prendre une pincée de tabac dans sa tabatière
d'argent, à lui, Joseph, et ce dernier s'y était opposé,
même avec rudesse. Cette scène avait pour ainsi dire glissé sur
lui sans laisser de traces. Elle lui revenait maintenant dans tous ses détails,
et il découvrait soudain combien son comportement avait été offensant
pour le pauvre invité, et combien il avait ajouté à ses
peines !
Des larmes de remords lui vinrent aux yeux.
- Cher Rabbi, dit-il d'un ton suppliant, que dois-je faire
? J'ai offensé cet
homme et j'en ai bien du regret. Maintenant, je suis sur le point de devenir
moi-même un pauvre. De grâce, aidez-moi !
- Laisse-moi te dire, Joseph, comment se présente la situation. Quand
tu as publiquement offensé ce pauvre homme, il fut décrété là-Haut
que toute ta fortune changerait de mains et lui serait dévolue. Cet
inconnu est maintenant aussi riche que tu l'as été. Et aussi
longtemps qu'il fera du bien avec la fortune qui lui a été confiée,
elle ne pourra lui être enlevée. Il la perdrait, et toi tu la
récupérerais, seulement dans un cas : sil refusait de te venir
en aide, ou s'il lui arrivait de t'offenser fût-ce d'un seul mot.
Le cœur brisé, Joseph quitta le Rabbi et s'en revint chez lui.
Il vendit sa tabatière d'argent incrustée de diamants - c'était
le dernier objet précieux qu'il possédât encore - et il
partit sur les routes à la recherche de cet homme devenu riche et entre
les mains duquel Dieu avait mis toute sa fortune à lui, Joseph.
BENJAMIN ENFIN RETROUVÉ
Des jours, des semaines durant, il erra de ville en ville,
de village en village, dans des conditions qui devenaient de plus en plus
pénibles. Ses vêtements,
ses chaussures, s'usant, achevèrent de lui donner l'apparence de l'indigent
qu'il était. Plus rien dans son aspect extérieur ne témoignait
désormais de sa prospérité passée. Et le jour vint
où il lui fallut même mendier pour sa subsistance, comme tous
les pauvres dont il faisait maintenant partie.
Enfin, Joseph arriva un vendredi à une ville. Il apprit qu'un Juif
fort riche y vivait, et dont la bonté était proverbiale. Quiconque
avait faim se présentait chez lui et ne s'en allait qu'après
un copieux repas et muni d'un don généreux en espèces.
Joseph se rendait chez ce Juif. Ayant reçu bon accueil, il demanda à être
invité pour le Shabbat. C'était maintenant son tour de s'asseoir à une
table richement servie et de s'attrister sur son sort.
L'hôte paraissait vaguement familier, mais Joseph, qui se demandait
si c'était la première fois qu'ils se rencontraient, n'en était
pas tout à fait sûr. D'autre part, pouvait-il demander à celui
qui le recevait si somptueusement s'il avait été un jour un pauvre
chère? Sans doute était-il en présence de l'homme qu'il
cherchait. Et s'il l'avait enfin trouvé, pourquoi Joseph n'essaierait-il
pas, par exemple, d'éprouver sa patience ? Il se fit exigeant, presque
désagréable. Rien ne trouvait grâce à ses yeux.
Il se plaignit que le potage fût trop salé et que le poisson ne
le fût pas assez. Mais chaque fois, l'hôte répondait avec
beaucoup de douceur et d'aménité, sans montrer jamais ni colère,
ni même impatience. Mais Joseph ne perdit pas espoir.
Benjamin - car c'était lui fit de son mieux pour le réconforter.
Joseph pouvait être tranquille, il ne l'abandonnerait pas, l'aiderait à redresser
sa situation, lui consentirait un prêt important. Il l'habilla de neuf,
lui acheta une paire de chaussures et loua à ses frais une voiture pour
qu'il rentrât chez lui. Avant de se séparer de lui, Benjamin lui
dit qu'il avait fait coudre dans la doublure d'une veste neuve qu'il lui avait
offerte un grand nombre de pièces d'or. Suffisamment pour qu'il pût
repartir sur une base solide.
L'ULTIME EPREUVE
Ayant appris que la fille du maître de la maison devait bientôt
se marier, il demeura chez lui bien au-delà du Shabbat, imposant ainsi
sa présence. A ce mariage, tous les pauvres de la ville furent aussi
invités et, bien entendu, Joseph. Ce jour-là, le père
de la mariée se dépensa, prodiguant ses efforts. Il passait de
l'un à l'autre de ses convives, s'occupant de chacun ; qu'il fût
riche ou pauvre, il ne s'en souciait nullement. Il y avait tant de monde qu'il
mit, comme on dit, la main à la pâte, allant jusqu'à aider
les serviteurs, pourtant nombreux, mais débordés. Une fois qu'il
portait un plateau chargé de rafraîchissements, Joseph, persistant
dans son attitude délibérément importune, alla vers lui
et lui demanda une pincée de tabac. L'hôte posa patiemment le
plateau, tira de son gousset une petite tabatière d'argent incrustée
de diamants, l'ouvrit et la tendit à Joseph. Celui-ci la reconnut aussitôt
Son émotion fut si forte qu'il tomba sans connaissance.
Quand il revint à lui, il se trouva couché dans un lit confortable.
Son hôte, inquiet, était penché sur lui. Alors, ses yeux
se remplirent de larmes. Incapable de se retenir, il lui conta toute son histoire.
Plein de gratitude, Joseph quitta son nouvel ami. Il était chargé de
paquets de toutes sortes contenant des cadeaux pour sa femme et ses enfants.
Arrivé enfin chez lui, il fut désolé de constater que
le paquet où se trouvait la Précieuse veste manquait ! Il se
souvint qu'à un point du voyage, il avait eu à changer de voiture
et que, lors du transfert des bagages, il l'avait oublié dans la première.
Qu'y avait-il d'autre à faire que revenir sur ses pas vers le bienfaiteur
qu'il venait de quitter ?
VAINS EFFORTS
Benjamin l'accueillit avec plus d'amitié que jamais. Il le rassura
aussitôt en lui disant que le cocher avait rapporté le paquet
oublié et que la veste était intacte. L'ayant récupérée,
Joseph repartit.
Il reprit courageusement ses activités, et Benjamin continua à le
soutenir autant qu'il le put. Malheureusement, il eut beau faire, tous ses
efforts furent vains. Il semblait que le malheureux fût destiné à demeurer
irrémédiablement pauvre. Benjamin finit par faire venir auprès
de lui toute la famille de Joseph, il l'installa à ses frais dans une
maison et subvint à ses besoins pour le reste de ses jours.