La relation entre les emprunteurs et les prêteurs a appelé l'attention des moralistes et des réformateurs religieux et sociaux depuis l'aube de l'histoire.
Dans la plupart des cas, l'emprunteur est pauvre et le prêteur est riche, si bien que les revendications de compassion, de moralité et de charité tendent à transformer une transaction économique en un embarras éthique. Est-ce qu'un revenu gagné uniquement par l'octroi de crédits ou par l'emploi d'un argent inoccupé représente une forme de gain malhonnête ou une oppression économique ? Est-ce que le créancier renoncera à ses droits en faveur de l'emprunteur exploité ou insolvable ? Est-ce que le débiteur est malhonnête quand il tire profit de l'utilisation de l'argent des autres ? Est-ce que le banquier possède en tant que créancier, en raison de sa richesse, un si puissant pouvoir économique sur l'emprunteur que celui-ci mériterait d'être mieux protégé que le sont habituellement les consommateurs ?
LES LIMITES DE LA PROTECTION DU DEBITEUR
Quand le sauvetage économique, quelle qu'en soit la forme, devient une activité normale du marché, les processus d'investissements s'affaiblissent partout, ce qui va produire nécessairement des effets pervers sur tout le tissu social.
En gros, la résolution de tels problèmes moraux, qui concernent la structure même de la vie moderne, est déterminée dans les économies occidentales par des stéréotypes culturels, sociaux, et religieux qui favorisent l'emprunteur et jettent le blâme sur le prêteur.
Ce préjugé est clairement démontré dans la législation actuelle sur les faillites, dans la régulation du crédit et des activités bancaires, et dans la politique macro-économique.
Dans les pays en voie de développement, on a longtemps employé le crédit subventionné pour promouvoir la croissance économique ; dans les pays développés on l'utilise pour les régions, les industries et les communautés ethniques défavorisées. Le sauvetage pour raisons sociales ou politiques d'entreprises ou d'industries non viables économiquement commence par l'annulation de leurs dettes ou par leur prise en charge par le secteur public, et en dernière analyse par le contribuable. Pendant de longues années, les plans de sauvetage ont été la spécialité des économies des pays socialistes. Les récentes débâcles financières observées à travers le monde témoignent à l'évidence qu'ils ont été adoptés par les économies libérales.
Des législations comme celles qui permettent à des entreprises en situation d'échec de poursuivre l'exploitation ou qui limitent la protection accordée aux créanciers sont devenues monnaie courante dans beaucoup de pays. Toutes ces solutions ont un point commun, celui de permettre au débiteur d'échapper à ses responsabilités.
Mais ces solutions créent, malheureusement, des problèmes éthiques tout aussi sévères et dont les effets ne sont pas moins pervers que ceux qu'ils cherchent à résoudre. Le crédit subventionné est comme toute autre aide publique. Il n'est pas toujours possible d'être certain que seuls en bénéficient ceux qui en sont dignes. En même temps son faible coût encourage ceux qui en bénéficient à le gaspiller. Dans les deux cas, il y a gaspillage des ressources publiques. À ce gaspillage s'ajoute la distorsion que les subventions introduisent dans l'économie, dont les ressources ne sont pas gérées d'une manière telle qu'elles profitent efficacement à la société entière. Quand le sauvetage économique, quelle qu'en soit la forme, devient une activité normale du marché, les processus d'investissements s'affaiblissent partout, ce qui va produire nécessairement des effets pervers sur tout le tissu social.
Les emprunteurs deviennent tenus à des dettes dont ils savent qu'ils n'auront pas à les rembourser, avec toutes les conséquences immorales que cela comporte. Affranchis du risque de perte et de faillite, les chefs d'entreprise sont encouragés à procéder à des investissements non-économiques qui représentent à nouveau des gaspillages des fonds publics nécessités par leur sauvetage. Afin de pouvoir prétendre à de tels sauvetages, on fait un emploi cynique de la menace du chômage qu'entraînera la fermeture, faisant des salariés des partenaires dans le gaspillage de l'argent du contribuable.
Car dans tous ces cas, le coût est supporté par le contribuable. Si nous retenons l'idée que les citoyens ont un devoir moral de payer leur part des coûts sociaux, il est évident que l'Etat a lui-même celui de lutter contre tout gaspillage de leur argent. L'expérience a montré que, lorsque cela n'est pas fait, la fraude fiscale s'installe de manière endémique, contribuant à créer une économie souterraine, source de toutes les formes de malhonnêtetés.
Il ne devrait pas être possible au débiteur - ni à ses créanciers - d'employer les effets immoraux de la possibilité qui lui est offerte d'échapper à ses responsabilités pour éluder ses responsabilités envers les pauvres, les gens inefficaces, ou ceux qui sont en situation d'échec. S'il faut insister pour qu'une dette soit intégralement payée, il est aussi nécessaire de trouver une méthode pour pratiquer la charité. Il n'est pas nécessaire de revenir aux prisons pour dettes, ni à des politiques et à une législation macro-économiques qui ignorent la misère de la faillite ou les membres les plus faibles de société.
Ce qui semble nécessaire est une perspective morale qui permette la préservation des droits et des obligations du débiteur et du créancier, avec en même temps le recours à des actes charitables, à la fois individuels et communautaires. Ce que nous allons découvrir dans la manière du judaïsme de gérer la relation débiteur - créancier pourrait nous ouvrir une telle perspective.
UNE PERSPECTIVE JUIVE
Quel que soit le motif, on n'a pas le droit de se soustraire au remboursement d'un prêt, de sorte que les droits du créancier sont clairement préservés par la Torah.
Le judaïsme n'attache aucun stigmate ni aucune réprobation morale au fait d'emprunter ou de prêter.
L'emprunteur n'est pas considéré comme un pauvre hère irresponsable, ni le prêteur comme un voleur ou un exploiteur. Prêts et crédits ne sont que des exemples parmi d'autres de l'emploi légitime du capital, similaires à la location de chevaux ou de terres ou à celle d'animaux de trait pratiquée dans les temps anciens. Dans l'ensemble de ces cas, toutes les parties concernées en tirent bénéfice, le verset du Lévitique (25, 36) : " … et ton frère vivra avec toi " qui s'applique aux contrats de prêt concernant tout autant le prêteur et l'emprunteur.
Dans toutes les transactions financières, les deux parties ont des droits et des obligations. À l'insistance qu'il a mise, cependant, pour que ces droits et ces obligations soient symétriques et qu'ils ne favorisent ni le riche ni le pauvre, le judaïsme a ajouté une dimension de charité au capital rendu disponible sous la forme d'argent et de crédit.
Il faut considérer l'interdiction de percevoir des intérêts comme une exigence de charité et non comme un préjugé anti-capitaliste ou comme une manifestation d'hostilité envers la classe sociale à laquelle appartient le créancier. Tous les codes juifs tiennent le prêt sans intérêt, quel qu'en soit le but, pour une forme majeure de charité, destiné à briser l'engrenage de la misère, à empêcher la descente dans la pauvreté, disponible à la fois pour le pauvre et pour le riche en état de manque temporaire de liquidités. De plus, les mêmes codes considèrent le prêt sans intérêt comme une mitsvah (commandement) obligatoire, et non comme un acte de philanthropie volontaire. Cependant, la consécration du prêt en capital en tant que mitsvah active n'appelle jamais à une renonciation par le créancier au droit de recevoir le remboursement de son prêt, ni à une dispense accordée au débiteur de se soustraire à ses obligations.
Il n'est pas permis non plus de gaspiller ou de dissiper des emprunts déjà obtenus - une mise en garde ancienne contre les emprunts internationaux destinés à des projets grandioses et improductifs, ou à un enrichissement personnel des monarques bénéficiaires, ou à l'accumulation d'armements inutiles. Quel que soit le motif, on n'a pas le droit de se soustraire au remboursement d'un prêt, de sorte que les droits du créancier sont clairement préservés par la Torah.
La formulation de la demande en justice pour solliciter la vente judiciaire des biens du débiteur afin de satisfaire les réclamations du créancier (" sans qu'il y ait lieu de prendre en considération le fait que le débiteur est pauvre et que le créancier est riche ") démontre à l'évidence que la loi ne manifeste aucun préjugé favorable en faveur du pauvre. Mais en même temps, la loi juive a toujours ignoré, excepté en Europe centrale et pendant une courte période au XVIème siècle, la prison pour dettes et les punitions corporelles, en application de la distinction opérée par la halakha entre les infractions économiques et les dommages à autrui.
La faillite collective ou individuelle de notre époque pose un autre problème pour le débiteur.
Tous les modèles d'analyse financière montrent qu'une faillite, sauf quand elle est due à quelque calamité naturelle, peut être prévue entre trois et cinq ans avant qu'elle survienne. Cela signifie que le débiteur a souvent continué à emprunter de l'argent, bien qu'il sût qu'il était économiquement, sinon légalement, ruiné.
Etant donné que cela constitue une fraude, cela contredit le principe posé par la halakha d'une responsabilité des sociétés limitée à leur capital, les obligations des actionnaires individuels s'étendant alors, pour la satisfaction des droits des créanciers, à l'ensemble de leurs biens personnels.
Traduit de l'anglais par Jacques KOHN