Résumé du chapitre précédent: Au temps du Calife AI
Maamoun, un bateau venu de Damas avec son chargement d'esclaves, parmi lesquels
dix sont Juifs, jette l'ancre dans le port de Bagdad. Le marchand d'esclaves
propose aux Juifs de Samarra - faubourg de Bagdad - de racheter leurs frères
captifs ; sinon, ils seront vendus au marché aux esclaves. Les chefs de la
communauté délibèrent et décident de ne pas payer le prix exorbitant exigé par
le marchand. Mar Yakoub et le médecin Isaac al Karoun se rendent au port dans
l'espoir de persuader le marchand d'esclaves à baisser le prix. Ce dernier
refuse toute discussion. II fait visiter aux représentants juifs la cale
nauséabonde et obscure où les captifs sont enchaînés. Parmi les captifs se
trouvent 'Hakham Nissim et sa fille Dinah. Mar Yakoub explique la situation à
'Hakham Nissim et ce dernier approuve la décision de ne pas payer une rançon
trop élevée ; ce qui est conforme à la loi juive.
" Je sais qu'il en résultera des souffrances pour nous ", ajouta-t-il, " mais
peu importe ; ne déviez pas de la ligne que vous vous êtes tracée. Si c'est,
comme je l'ai dit, la volonté de Dieu, il ne peut rien nous arriver ; et
ceux qui vont vous seconder demain au marché seront peut-être capables de nous
libérer sans payer le prix exigé aujourd'hui par le marchand. J'ai cependant
une seule chose à cous demander, Mar Yakoub : bien que j'aie été naguère à la
tête de la communauté juive d'Alexandrie, je me soucie peu de ce qui peut
m'arriver. Je suis prêt à accomplir les tâches les plus ingrates, les besognes
les plus humiliantes; mais je voudrais tant que ma fille y échappe et soit en
de bonnes mains. Je ne peux prétendre au privilège de partager ce sort ; mais
s'il est en votre pouvoir de le faire, payez le prix qu'il faut pour sa
liberté, et prenez soin d'elle. Dieu vous bénira pour cette action. Depuis sa
naissance, j'ai été tout pour elle, un père, une mère, tout... "
Ces paroles bouleversèrent Mar
Yakoub, 'Hakham Isaac et les autres membres de la délégation. Le marchand
d'esclaves avait bien monté sa petite comédie. Tandis que les juifs quittaient
lentement le bateau, certains d'entre eux étaient déjà prêts à changer d'avis
et à payer le prix exigé, si exorbitant fût-il.
" Comment pouvons-nous agir si
durement et abandonner nos frères dans une si terrible infortune ? "
s'exclamaient-ils.
Même Mar Yakoub était ébranlé ;
il commençait à douter de la sagesse de la décision prise en commun. Il
revoyait en pensée 'Hakham Nissim et la jeune Dinah, et il était dévoré de
craintes. Quel sort leur serait réservé si les agents chargés d'acheter les
captifs n'y parvenaient pas ? Puis, à nouveau, la décision dont il commençait à
douter lui paraissait la seule sage. Malgré tout, c'était un risque à prendre ;
l'avenir de tant de Juifs en dépendait.
INQUIÉTUDES DE MAR YAKOUB
Pendant toute la nuit,
l'inquiétude pour le sort des captifs et surtout celui de leur chef et de sa
fille tint Mar Yakoub éveillé. Au point du jour, il fit ses prières du matin
et, sans prendre aucune nourriture, il se hâta vers le marché aux esclaves pour
veiller à ce que les agents y fussent présents et participassent efficacement
aux enchères pour l'achat des captifs.
Ses pires craintes se
confirmèrent. Les heures passaient l'une après l'autre, le marché se
remplissait de marchands et d'esclaves, et il n'y avait nulle trace du marchand
damascène et de son chargement humain. Les dirigeants juifs dépêchèrent leurs
agents au port et à travers toute la ville de Bagdad pour s'enquérir de
l'absent et voir ce qui l'avait empêché de venir au marché comme il les en
avait menacés la veille.
L'ENLÈVEMENT
Quelque temps après, l'un d'eux
revint au port avec des nouvelles stupéfiantes qu'il avait réussi à apprendre
d'un pêcheur rencontré au port. Peu après le lever du soleil, raconta-t-il, une
embarcation ayant à son bord un homme d'allure imposante s'arrêta tout contre
la passerelle du bateau aux esclaves. Le personnage, accompagné de deux
serviteurs, y monta. Une heure après, il quittait le bateau avec les deux
hommes. Ceux-ci entraînaient une esclave, une jeune fille. Tandis que le petit
groupe montait dans l'embarcation où le grand personnage était venu, il y eut
des cris et une certaine confusion à bord du bateau aux esclaves; et un homme
de haute taille tomba (s'était-il jeté délibérément ou l'avait-on jeté ?) dans
le fleuve. Des matelots et des pêcheurs se mirent aussitôt à sa recherche. Mais
leurs efforts furent vains, on ne retrouva pas l'homme ; et de son corps, il
n'y avait nulle trace. Pendant ce temps, le marchand damascène arpentait le
pont de son bateau en jurant et en proférant des menaces. A un moment, se
rendant compte qu'il était inutile de poursuivre les recherches, il appela tous
ses hommes à bord, fit lever l'ancre et quitta le port avec ce qui restait de
son chargement.
Fort embarrassés, les chefs juifs
se regardèrent, ne sachant que penser de cette aventure. " Dieu seul sait ", se
dirent-ils, " en quelles mains nos pauvres frères et sueurs vont tomber
maintenant. Leur malheur nous restera sur la conscience ! "
Parmi les plus anxieux était le
vénérable Mar Yakoub. Il n'avait aucun doute quant à l'identité de la jeune
fille qu'on avait enlevée sur le bateau ; et il avait à peu près la même
certitude au sujet de son père. L'homme qui était tombé à l'eau, c'était lui, à
coup sûr. Séparé de sa fille, il avait voulu à tout prix recouvrer la liberté,
même si sa tentative devait lui coûter la vie; et il avait sauté dans l'eau.
Mar Yakoub se sentait particulièrement coupable : 'Hakham Nissim ne l'avait-il
pas prié de se charger personnellement du sort de la jeune fille ? Et voilà
qu'elle était maintenant aux mains d'un étranger auquel, quelle que fût son
importance, 'Hakham Nissim n'aurait certes pas confié sa fille. II se promit
solennellement qu'il ne s'accorderait pas le moindre répit tant qu'il n'aurait
pas découvert qui était ce personnage inconnu qui avait enlevé Dinah. Ceci
fait, il ne ménagerait pas ses efforts pour la libérer; et s'il y réussissait,
il la prendrait sous sa protection et s'occuperait d'elle comme de sa propre
fille.
Entre-temps, sur la suggestion de
'Hakim Isaac qui se sentait, de son côté, personnellement fautif pour s'être
opposé avec tant de force au paiement de la forte rançon exigée par le
marchand, les chefs juifs convinrent de louer un bateau et des rameurs pour
sillonner le Tigre dans toute sa longueur. Ils n'auraient de cesse qu'ils
n'eussent retrouvé la trace du bateau aux esclaves. S'ils le découvraient, ils
paieraient n'importe quel prix pour libérer leurs infortunés coreligionnaires.
" UN AMI ! "
Minuit avait sonné depuis
longtemps. Mar Yakoub était assis dans son cabinet de travail ; devant lui, les
rouleaux ouverts de manuscrits saints. Bien qu'il acceptât rarement de perdre
si peu que ce fût de son temps, il regardait devant lui dans l'obscurité,
l'esprit extrêmement troublé par les événements de la journée. Jusqu'alors,
aucune autre nouvelle n'était parvenue au sujet de la jeune fille. II essayait
bien de temps en temps de détourner le cours de ses pensées, puisqu'il n'était
en son pouvoir de rien faire pour le moment. Mais son esprit refusait d'obéir
ou, s'il le faisait un instant, l'instant d'après l'interrogation lancinante
sur le sort de Dinah revenait le tourmenter.
A un moment, dans le silence de
la nuit, il entendit tout à coup gratter à la porte. Quelque chien errant,
pensa Mar Yakoub. Mais un bruit plus précis, encore que faible, suivit.
- Qui est là ? cria-t-il.
- Un ami dans le besoin, murmura une voix de l'extérieur.
UNE TRISTE HISTOIRE
Mar Yakoub ouvrit. A la porte se
tenait un vieillard voûté, couvert de haillons, où l'on reconnaissait ce qui
avait été une fois des vêtements de pêcheur.
- Qui es-tu ? Et que demandes-tu
?
L'étranger entra et ferma
vivement la porte. Il se redressa et se débarrassa de ses guenilles. Mar Yakoub
eut un bref moment d'hésitation, puis soudain reconnut l'homme. Bonté Divine !
C'était 'Hakham Nissim !
- Dieu soit loué ! s'exclama Mar
Yakoub. Il t'a sauvé des eaux du Tigre et t'a montré le chemin de ma maison.
Et il serra dans ses bras le
visiteur, avec un mélange de joie et de tristesse. Après un moment de silence
ému, 'Hakham Nissim conta au Rabbin de Samarra ce qui leur était arrivé, à Iui
et à ses compagnons d'infortune, depuis le matin.
" Dès le lever du soleil ",
commença-t-il, " on nous donna l'ordre de nous laver et de nous enduire le
corps l'huile afin que nous fassions la meilleure impression possible au marché
aux esclaves. Nous étions presque prêts; les chaînes et les cordes qui
attachaient chacun à son groupe fureur enlevées au moment où le marchand
d'esclaves pénétrait dans la cale avec un homme accompagné de deux serviteurs.
" Choisissez, Excellence ", lui dit-il respectueusement. Et il nous fit parader
devant celui qu'il appelait Al Kissei et aussi " conseiller de notre bon Calife
". Tel un maquignon qui inspecte les dents et les muscles de la bête qu'il est
sur le point d'acheter, le personnage, apparemment de très haut rang, jaugea,
pesa et soupesa du regard presque tous ceux qui faisaient partie de notre
groupe. La Providence voulut que personne, sauf, hélas! ma pauvre petite fille
ne trouvât grâce à ses yeux. En vain tentai-je de lui suggérer que je serais,
moi, de bien plus d'utilité : j'étais vigoureux, capable et ne manquais pas de
connaissances dont un homme de sa position pourrait tirer parti. Je priai, je
suppliai, rien n'y fit. Sur un geste de l'homme, les deux serviteurs se
saisirent sans ménagements de ma fille et me séparèrent violemment d'elle.
(A suivre).