Le récit qui va suivre
eut lieu au temps du Calife AI-Maamoun, successeur du célèbre
Haroun al-Rachid.
Venant de Damas, une caravane
de marchands d'esclaves, ayant emprunté la voie fluviale, avait jeté
l'ancre dans le port animé de Bagdad, capitale du vaste empire musulman.
Le lendemain matin de bonne
heure, quand les juifs de Samarra, faubourg de Bagdad, quittèrent leur
Maison de prière, se hâtant de rentrer chez eux, un homme de haute
taille, corpulent, les arrêta. Vêtu d'une chemise et d'un pantalon
de cuir, il portait, jeté sur une épaule, un châle aux couleurs
vives, et sur la tête un bonnet rouge.
- Hé là, les
juifs, un instant ! cria-t-il d'une voix habituée au commandement. J'ai
une proposition intéressante à vous faire.
Attirés par l'accoutrement
bigarré de l'homme, et aussi intrigués par sa dernière
phrase, les juifs s'arrêtèrent pour voir ce que leur voulait l'étranger.
- J'ai dans le port un bateau
chargé d'esclaves, fit-il. Dix d'entre eux sont juifs. Si la chose vous
intéresse, je pourrais, moyennant une compensation raisonnable, vous
les céder. Sinon, ils partageront le sort des autres esclaves, et dès
demain matin, ils prendront le chemin du marché.
- Qu'entends-tu par compensation
raisonnable ? demanda l'un des Juifs.
- Ça dépend
de ce dont vous avez besoin, répondit l'homme ; un travailleur robuste,
une femme pour les travaux du ménage ou une jeune fille qui agrémente
votre vie par ses danses et prenne soin de vos enfants. Voilà : cinquante
drachmes d'argent pour le moins cher des esclaves et dix pièces d'or
pour le meilleur.
- Aurais-tu perdu la raison?
s'écria le chef des juifs. Tu n'en obtiendrais pas la moitié,
même si tes esclaves étaient plus forts et plus capables qu'aucun
de ceux qu'on offre au marché.
- A votre aise, répondit
le marchand avec un sourire plein de dédain. Ou j'ai l'argent demain
matin avant le lever du soleil, ou vos frères et surs prendront
le chemin du marché, de concert avec le reste de mon chargement.
UNE TENTATIVE
VAINE
Cela dit, l'étranger
fit demi-tour et s'éloigna en direction du fleuve, laissant les Juifs
déconcertés.
C'était un homme
rusé; comptant sur leur grand désir de racheter les captifs conformément
à la loi de la Torah, il avait demandé un prix si élevé
qu'il n'aurait jamais pu espérer l'obtenir par la voie habituelle, celle
des enchères au marché.
Les juifs, au lieu de poursuivre
leur chemin, revinrent sur leurs pas et rentrèrent dans la synagogue
afin de décider ce qu'il y avait à faire dans une circonstance
aussi inattendue. Ils discutèrent longuement.
Finalement, ils décidèrent
de ne pas payer au marchand le prix exorbitant qu'il exigeait. S'il était
disposé à céder les esclaves à un meilleur prix,
même si celui-ci devait être plus élevé que le prix
normalement pratiqué, ils feraient une collecte parmi tous les membres
de la communauté pour réunir la somme nécessaire. Sinon,
ils paieraient quelques intermédiaires, pour qu'ils achetassent les juifs
infortunés aux enchères publiques qui auraient lieu au marché.
Une délégation,
ayant à sa tête le sage et pieux Mar Yakoub et l'éminent
médecin 'Hakim Isaac al Karoun,se rendit au port l'après-midi
même.
Elle n'eut pas de peine
à trouver le bateau chargé d'esclaves et demanda à voir
le marchand. :
- J'espère que vous
avez réfléchi et que vous êtes prêts à payer
le prix que je vous ai demandé, dit celui-ci d'un ton rude quand les
délégués lurent introduits dans la cabine qu'il occupait
sur le bateau. Si vous êtes venus discuter, vous perdez votre temps ;
je ne baisserai pas mon prix d'un Fard !
Malgré cet accueil
peu encourageant, Mar Yakoub et le médecin Isaac entreprirent de faire
revenir l'homme sur sa décision. Mais ce fut en vain. Il ne leur répondit
que par ces mots :
- Apportez-moi une somme
demain matin. Sinon...
Il n'acheva pas sa phrase
; elle ne laissait aucun doute quant à sa détermination de mettre
à exécution sa menace. Il murmura quelque chose à l'oreille
d'un matelot qui attendait pour raccompagner la délégation.
- Suivez-moi, fit celui-ci.
Et il conduisit les juifs
à travers Ia cale nauséabonde et obscure du bateau, où
les esclaves étaient accroupis sur le sol par groupes séparés
par une grosse corde.
- Voilà vos frères,
dit le matelot avec mépris, voilà vos surs, en indiquant
du doigt l'un des petits groupes à l'arrière. Couverts de haillons,
les captifs juifs levèrent à peine les yeux, jusqu'au moment où
la délégation arrivant à leur hauteur.
Mar Yakoub s'adressa à
l'un d'eux, un homme grand et fort, encore jeune, et dont le maintien dénotait
qu'il avait connu dans le passé des jours meilleurs. Bien que ses cheveux
et sa barbe noirs fussent sales et en désordre, ils conféraient
au captif un air de dignité qui ne trompait pas. A côté
de lui, une toute jeune fille, presque une enfant, était assise, dont
les traits trahissaient une parenté visible avec l'homme : père
et fille, sans doute.
Quelques rapides questions
de Mar Yakoub et les réponses de l'homme apprirent aux délégués
que les captifs juifs se dirigeaient vers l'Espagne, le pays fabuleux de l'Occident,
quand des pirates attaquèrent le bateau, s'emparèrent de tout
ce que les voyageurs possédaient et vendirent ceux-ci au marchand d'esclaves
damascène. Ainsi, en essayant d'échapper aux persécutions
dont ils étaient victimes à Alexandrie, leur ville natale, ils
avaient rencontré un sort pire.
" C'est la volonté
de D.ieu ", dit l'étranger, " nous devons l'accepter sans nous
plaindre. Mais vous, que pouvez-vous faire pour nous venir en aide ? "
Mar Yakoub lui expliqua
la situation, et 'Hakham Nissim - ainsi se nommait l'étranger - approuva
la décision de ses coreligionnaires de ne pas payer une rançon
trop élevée pour les captifs ; et ce dans le but de ne pas encourager
des marchands sans scrupules à préférer la capture des
juifs qui pouvaient leur rapporter tellement plus que les autres.
(à suivre)