Nous
continuons l’histoire du peuple juif, qui reste, à ce point dans notre chronologie,
l’histoire d’une famille, telle qu’elle s’est développée au 18ème
siècle avant l'ère commune, il y a 3700 ans.
Nous
avons jusqu’ici analysé l’histoire d’Abraham, le premier Juif, qui a pris sur
lui la mission de propager le monothéisme à travers le monde. Et sa famille
va poursuivre cette mission, introduire l’idée de Dieu dans le monde et
rétablir l’humanité dans son état idéal.
Abraham
a eu deux fils de deux femmes différentes. Ismaël avec Hagar, l’Egyptienne,
et Isaac avec Sara, sa femme qui se croyait stérile. C’est Isaac qui va choisir
de poursuivre la mission de son père.
Nous
ne nous attarderons pas ici à développer l’histoire de la vie d’Isaac, tel n’étant
pas notre but. Nous allons en revanche mettre l’accent sur les modèles qu’il
a laissés pour le reste de l’histoire juive, parce que, comme nous l’avons noté
plus haut, "les actions des pères servent de modèle à leurs descendants".
Les actions des pères servent de modèle à leurs descendants.
Les
roues d’un chariot, lorsqu’elles se déplacent dans un terrain meuble, ou même
sur une route pavée depuis longtemps, finissent par laisser un sillon ou une
ornière. Et le problème avec une ornière, c’est qu’une fois qu’on s’y est engagé,
il est difficile d’en sortir. On connaît l’expression : « être pris
dans une ornière ». Cela veut dire que si l’on commence de suivre un modèle,
bon ou mauvais, il est difficile de s’en écarter. Les sillons qu’Abraham, Isaac
ou Jacob ont tracés, leurs descendants vont s’y enraciner.
A
moins qu’ils prennent la peine de combler les sillons, de les couvrir d’asphalte,
de les remplir de pavés, ce qui fait beaucoup de travail, ils vont être hantés
par leurs premiers modèles à travers toute leur histoire.
DES
REPETITIONS
Un
des grands modèles que nous découvrons avec Isaac est la répétition d’une situation
à laquelle Abraham a été lui-même confronté. Le livre de la Genèse (chapitres
20 et 21) raconte qu’Abraham s’est installé chez les Philistins et qu’il a vécu
quelques temps parmi eux. Mais il a eu des problèmes. Ils ont, par exemple, essayé
de lui prendre sa femme, Sara.
Quelques
années plus tard (Genèse, chapitre 26), Isaac a affronté la même situation.
Il a vécu chez les Philistins quelque part dans la région côtière d’Israël,
et ils ont essayé de lui prendre sa femme, Rébecca. En plus, ses serviteurs
ont commencé d’avoir des problèmes avec ceux d’Avimélekh, le roi des Philistins.
Après le départ d’Isaac, la situation s’est dégradée chez les Philistins. Leur économie s’est effondrée.
Et
qu’est-il ensuite arrivé ? Les Philistins ont chassé Isaac, bien qu’il
n’ait rien fait, selon ce que nous en dit la Bible, pour mériter un pareil traitement.
En outre, ils ont bouché tous les puits qu’Isaac avait creusés, un acte
illogique étant donné le prix de l’eau dans le climat aride du Moyen-Orient
et la difficulté de creuser des puits. (Cela est révélateur d’un modèle souvent
rencontré chez l’antisémite : Il se porte à lui-même préjudice en s’acharnant
à vouloir éradiquer toute présence juive.)
Mais
il se produit alors quelque chose d’intéressant. Avimélekh vient voir Isaac
et lui dit : « Je vois que nous avions prospéré à cause de toi. »
Parce que, après le départ d’Isaac, la situation s’est dégradée chez les Philistins.
Leur économie s’est effondrée. Tout a commencé d’aller de travers, et les Philistins
ont fini par comprendre que c’était à cause des Juifs. Aussi le roi propose-t-il
de conclure un traité avec Isaac et il lui demande de revenir.
C’est
de cette même manière que se sont toujours articulés à travers l’histoire les
rapports des Juifs avec le monde non juif. Les Juifs sont souvent invités à
participer à la vie d’un pays, lequel, grâce à leur contribution, se met à prospérer.
C’est alors que, sans aucune raison, je ne connais aucun exemple dans
l’histoire où les Juifs aient fait quelque chose qui leur ait fait mériter la
haine dont ils ont été abreuvés, le pays décide d’expulser les Juifs,
sapant du même coup sa propre économie. Lorsque les Juifs sont expulsés, le
pays souffre. C’est ce qui est arrivé à maintes reprises. C’est là une forme
de schizophrénie, un rapport amour / haine.
LES
JUMEAUX
Isaac
a épousé Rébecca. Rébecca est enceinte de jumeaux, et les jumeaux luttent déjà
dans la matrice. La grossesse de Rébecca s’annonce difficile. Dès leur naissance
va se développer entre eux une rivalité. Et quels sont les noms des jumeaux ?
Jacob et Esaü.
Bien
qu’ils soient jumeaux, Jacob et Esaü ont des personnalités totalement différentes,
et ils n’ont aucune ressemblance physique. La Bible décrit Esaü comme chevelu,
et Jacob comme ayant la peau lisse. Esaü est un chasseur, un homme d’action.
Jacob est un érudit ; il n’est pas un homme d’action.
Le
récit biblique fait également apparaître qu’Isaac favorise Esaü en tant que premier-né des jumeaux. Il n’est l’aîné que de quelques minutes, mais
cela est significatif quand il en vient à revendiquer l’héritage des responsabilités
de la famille.
Rébecca
favorise ouvertement Jacob. La Bible dit que les femmes ont une bina yethèra,
une intelligence intuitive supplémentaire. A de nombreuses reprises dans le
récit biblique, les hommes commettent des erreurs stupides, et les femmes font
ce qu’il convient de faire.
Quand un grand homme comme Isaac transmet une bénédiction, cette bénédiction libère des forces spirituelles et devient une réalité.
Isaac
étant devenu vieux, il décide de donner à chacun de ses fils une bénédiction,
et il cherche, bien entendu, à donner une bénédiction spéciale à son aîné, Esaü.
Quand
un grand homme comme Isaac transmet une bénédiction, cette bénédiction libère
des forces spirituelles et devient une réalité.
Ce
qui appâte Esaü, ce n’est pas la bénédiction du fils aîné avec toutes les responsabilités
qui lui sont associées de devoir poursuivre la mission de son père, mais ce
sont les richesses et le pouvoir qui l’accompagnent. Rébecca sait en revanche
que la bénédiction doit aller à Jacob, car il est celui qui a la volonté et
la possibilité de changer le monde comme l’avait fait Abraham.
Aussi,
pendant qu’Esaü part à la chasse pour pouvoir offrir quelque gibier à son père
afin qu’il le bénisse, que fait Rébecca ? Elle couvre les bras de Jacob
avec la peau d’un bouc afin qu’il paraisse poilu comme Esaü. Et Isaac, qui est
aveugle, s’en trouve ainsi berné.
LES
SYMBOLES
Ce
serait une erreur de lire les histoires de la Bible comme si elles n’étaient
que des contes d’enfants de l’âge de l’école primaire. Ce qu’elle nous raconte
ici, ce n’est pas l’histoire d’un vieillard aveugle dupé par sa femme et son
fils. Le récit contient des enseignements d’une immense profondeur.
Quand
Isaac rencontre Jacob qui se présente à lui comme étant Esaü, il remarque :
La
voix est la voix de Jacob, mais les mains sont les mains d’Esaü (Genèse
27, 22).
C’est
parce que la voix symbolise le pouvoir de l’intellect, et que les mains représentent
celui de l’action, de la force et de l’épée.
Esaü,
qui incarne le pouvoir de la force et de l’épée, donnera naissance, par ses
descendants, à l’Empire romain, ou « Edom » comme l’appelle la Bible.
Et, bien sûr, ce sont les Romains, représentés par l’Eglise catholique romaine,
qui ont converti le monde au christianisme, l’autre grande foi monothéiste.
(Ce n’est que par la suite qu’il y a eu séparation entre les Chrétiens d’obédience
romaine et les Chrétiens orthodoxes de l’est, et plus tard encore avec les Protestants.)
Nous
trouvons ainsi avec Esaü un autre exemple d’une ramification des enfants d’Abraham
qui, comme Ismaël, ne sera pas chargée de sa mission, mais deviendra une grande
puissance.
Ce n’est rien moins qu’une lutte au niveau cosmique.
Un
modèle très significatif se déroule ici sous nos yeux. Ce n’est rien moins qu’une
lutte au niveau cosmique. Ces deux frères Jacob et Esaü poursuivent
un combat commencé in utero, et ils vont lutter tout au long de l’histoire.
Ultérieurement, ces entités continueront de s’affronter ; Rome donnera
naissance à la culture occidentale et elle ne cessera de se mesurer au peuple
juif.
Mais
le combat ne sera jamais égal. Rome toujours sera plus forte au sens physique,
tandis que les Juifs la dépasseront aux plans intellectuel et spirituel. Nous
voyons ainsi où leur choc a pris naissance, et il se prolongera à travers toute
histoire.
AMALEQ
Les
descendants d’Abraham ne peuvent pas ne pas être grands. Même ceux qui ne sont
pas devenus des Juifs sont devenus des peuples qui ont produit sur le monde
un immense impact. De plus, les plus grands ennemis des Juifs viennent du sein
de cette famille.
Quel
est l’ennemi irréductible du peuple juif dans l’histoire ? La nation d’Amaleq.
C’est un peuple qui symbolise le mal, et la Bible ordonne qu’il soit effacé
de la surface de la terre, parce que sa haine pathologique envers les Juifs
est si grande que, s’il en avait la possibilité, il les ferait disparaître à
jamais.
La
nation d’Amaleq, nous indique la Bible, est née du mariage d’Esaü avec une descendante
d’Ismaël (voir Genèse 36, 2 à 4). Ces cousins se sont mariés et ont créé
une forme hybride d’ennemi du Juif appelée la nation d’Amaleq, qui vouera au
Juif une haine pathologique.
Rabbi
Chim‘on bar Yo‘hai, qui a écrit la partie principale de la Kabbale, le Zohar,
assurait il y a environ 2 000 ans, que « la haine d’Esaü envers Jacob
est dans l’ordre naturel des choses ». Ce sont les lois de la physique,
si l’on peut dire, qui définissent les rapports entre les Juifs et descendants
d’Esaü. Quoi qu’il arrive, les descendants d’Esaü sont prédestinés à haïr les
Juifs.
Nous
assistons ici à un affrontement entre Esaü et Jacob. Jacob vole la bénédiction,
après quoi Esaü apparaît et découvre ce qui est arrivé. Et le patriarche Isaac
se rend compte qu’il a été trompé. Il ne s’en indigne pourtant pas, parce qu’il
a désormais compris que Jacob sera capable de passer à l’action et qu’il pourra
poursuivre la mission.
C’est
alors que Rébecca, qui a compris que le ressentiment d’Esaü ne fera que croître
jusqu’à l’inciter à tuer son frère, demande à Jacob de partir à Haran où il
prendra femme.
MONSIEUR
BLANC
A
Haran habite Laban, Lavan en hébreu, veut dire « blanc »
le frère dévoyé de Rébecca. Son nom souligne le sens de l’humour de Hachem,
car ce « Monsieur Blanc » va se révéler comme l’un des plus grands
escrocs de la Bible. Jacob se présente sans le sou chez son oncle et il tombe
amoureux de sa cousine Rachel. Il veut l’épouser, mais Laban insiste pour qu’il
travaille pendant sept ans avant d’obtenir sa main. Au bout des sept années,
Laban substitue à Rachel sa soeur aînée Léa et demande à Jacob de travailler
sept autres années pour obtenir Rachel. En fin de compte, Jacob va épouser quatre
femmes : Léa, Rachel, et leurs servantes Zilpa et Bilha, et il en aura
douze fils et une fille.
Contrairement
aux générations précédentes, tous les fils se consacreront totalement à la mission.
Ils vont former le groupe noyau d’une famille humaine qui constituera la nation
appelée à changer le monde.
Jacob se rend alors compte qu’il doit retourner sur la Terre d’Israël parce qu’il a une mission à remplir.
Malgré
les tentatives de Laban de le garder à son service et de le faire travailler
pour un salaire de misère, Jacob parvient à accumuler une grande fortune, ce
qui va devenir un autre grand modèle dans l’histoire juive. Les Juifs, même
quand ils sont pieds et poings liés, même quand ils évoluent dans un environnement
commercial hostile, réussissent dans les affaires s’il s’offre à eux la moindre
occasion favorable.
Jacob
se rend alors compte qu’il doit retourner sur la Terre d’Israël parce qu’il
a une mission à remplir. De même qu’Abraham savait que c’était le seul endroit
où le potentiel juif pourrait être réalisé, de même Jacob a-t-il également conscience
que c’est le seul pays où il doit habiter. Aussi rassemble-t-il tout ce qu’il
possède et se met-il en route.
LA
RENCONTRE
Et
cela va nous faire assister à une autre scène qui deviendra un puissant modèle
dans l’histoire du peuple juif : la rencontre de Jacob et Esaü.
Alors
qu’il progresse sur son chemin du retour, Jacob apprend qu’Esaü vient à sa rencontre
avec une armée de 400 hommes. En réponse, continuant de faire preuve de sa sagacité,
il lui envoie des cadeaux. La rencontre a lieu. Esaü n’essaie pas de tuer Jacob
bien qu’il soit évident qu’il continue de le haïr. Il lui dit : « Mon
frère, je me réjouis de te voir de retour. Viens avec moi au Mont Séir, où j’habite,
et nous ferons des affaires ensemble ! Avec ta perspicacité et ma force
physique, nous dominerons tout le Moyen-Orient ! »
Il
ne fait aucun doute que si ces deux hommes avaient formé équipe, ils auraient
constitué une force invincible à travers l’histoire humaine. Essayons d’imaginer
la puissance physique des Romains associée au pouvoir spirituel et intellectuel
des Juifs !
Mais
Jacob répond : « Marche devant moi ! Je te rattraperai plus tard ! »
Et nous savons maintenant que Jacob ne rejoindra jamais Esaü au Mont Séir.
Rachi,
le grand commentateur biblique explique, en citant le prophète Ovadia, qu’ils
finiront par se retrouver, mais à la fin des temps. Jacob, qui représente la
grande force intellectuelle et spirituelle dans l’histoire humaine, dit à Esaü,
lequel incarne la grande force physique : « Je te donne la permission
d’occuper le devant de la scène et de dominer physiquement l’aventure des hommes.
Mais à la fin des temps, quand “le lion habitera avec l’agneau”, nous nous retrouverons,
et ce sont les Juifs qui auront le dessus. »Cela ne signifie pas que les
Juifs finiront par conquérir le monde et se constituer un grand empire. A la
fin des temps, le monde entier en viendra à reconnaître un Dieu unique et à
mener dans la paix et la fraternité une existence imprégnée des grandes valeurs
morales. La mission confiée aux Juifs sera alors accomplie, mais en attendant,
c’est Esaü qui a le dessus.
Finalement,
l’histoire va être marquée par la lutte entre les idées juives et les idées
d’Esaü et la culture dont il a été le fondateur. C’est une bataille au niveau
cosmique : le bien contre le mal. On se trouve ici en présence d’une idée
très puissante, qui domine l’ensemble de l’histoire juive.
Notre
prochain chapitre : Joseph.
Traduction et adaptation de Jacques KOHN