La 'akéda,
le sacrifice d'Isaac, occupe une place toute particulière à Roch
Hachana, le jour de la nouvelle année.
Selon la tradition cette offrande ultime de l'homme à D.ieu a eu lieu
justement ce jour même. Cette coïncidence n'est pas à attribuer
au simple hasard et à un concours de circonstances. Quelque chose qui
est dans le caractère même de ce jour impose que ce sacrifice terrible,
fait par un père au Créateur, a dû avoir lieu justement
au Grand Jour du Jugement.
En effet, c'est la vertu
de ce sacrifice qui est considérée comme le zé'houth,
le mérite suprême, qui protégera dans la suite de l'histoire
tous les enfants d'Abraham lorsque ceux-ci se trouveront éprouvés.
Dans les communautés
séfarade, ce jour de Roch Hachana, la sonnerie du chofar est précédée
par la récitation d'un splendide poème eth cha'aré ratson,
de Rabbi Jehouda Samuel Abbas, qui exprime d'une façon pathétique
toutes les émotions qui accompagnent cette offrande.
Le matin du deuxième
jour de Roch Hachana la 'akéda est lue dans la Torah devant l'assistance.
Essayons de comprendre autant
que ce nous soit donné ce que D.ieu a voulu d'Abraham et de ses enfants
à travers cet acte énigmatique.
LE BELIER DE "REMPLACEMENT"
En se retournant Abraham apercevoit un bélier entremêlé dans un buisson. Il libère l'animal et le sacrifie à la place de son fils (dans le texte, ta'hat beno).
Les données de l'histoire
se résument de la façon suivante: D.ieu, ayant éprouvé
son serviteur Abraham- premier à reconnaître l'Eternel comme D.ieu
unique- déjà neuf fois, décide de le tester encore une
dernière fois. Il lui demande de lui offrir "son fils unique
qu'il aime." Abraham n'hésite pas un seul instant et il répond
par hinéni, "Me voici, prêt à tout ce que Tu
me demandes."
Aussitôt il se met
en route pour se rendre au lieu du sacrifice que D.ieu lui indique. C'est au
bout de 3 longs jours qu'il reconnaît la montagne de Moriah, qu'il monte
avec son fils Isaac. Arrivé en haut il arrange un bûcher et l'y
attache. Lorsque le couteau se trouve déjà sur la gorge de l'enfant
un ange intervient et lui interdit l'acte.
Finalement D.ieu Lui même
lui ordonne de ne pas toucher le jeune homme et d'en rester là. D.ieu
lui assure que par le mérite de son obéissance inconditionnelle
Il ne l'éprouvera plus et qu'Il respectera à tout jamais Son alliance
avec les descendants d'Abraham.
En se retournant Abraham
apercevoit un bélier entremêlé dans un buisson. Il libère
l'animal et le sacrifie à la place de son fils (dans le texte, ta'hat
beno).
Si d'une part la finalité
de cet acte était de procurer par la suite un trésor de mérite
inépuisable pour le Peuple Juif de tous temps, par ailleurs la volonté
de D.ieu reste totalement hermétique. Qu'est-ce que D.ieu a donc voulu
éprouver un père de cette façon terrible? Pourquoi le tester
si durement pour accorder à la dernière minute la clémence,
de sorte que le tout se termine par un non-lieu? L'événement terrifiant
nous parait incompréhensible; autant en ce qui concerne Abraham même,
autant quant à nous qui ne voyons pas très bien quel enseignement
concret tirer de l'histoire.
Nous pensons qu'il se trouve
une clef importante dans la fin anodine et banale de ce non lieu. Abraham qui
apercevoit ce bélier et décide de l'apporter à la place
de son fils. En nous enseignant que l'existence même de ce bélier
résultait d'un miracle et que l'animal avait été créé
spécialement pour cette occasion juste avant l'entrée du Chabbat
de la création, nos maîtres nous font comprendre que la bête
n'est pas juste accessoire mais qu'au contraire, elle joue un rôle majeur
dans cette histoire.
Il est certain que la tournure
des événements est fort étonnante : au lieu d'amener l'offrande
grandiose et d'apporter le fils unique, Abraham apporte comme remplaçant,
un simple -disons un piètre- bélier qu'il a de surcroît
trouvé sans aucune dépense.
En effet, le texte cherche
justement à attirer notre attention sur cette contradiction et sur ce
dénouement apparemment insatisfaisant, par l'utilisation du terme ta'hat
(en échange de). Le verset nous dit que le bélier est apporté
ta'hat beno, en échange de son fils. Littéralement la traduction
est: en dessous de son fils. Un autre terme comme temourat beno, ou `halifat
beno, signifiant vraiment "à la place de" aurait semblé
plus approprié. Le fait que la Torah a néanmoins préféré
ce mot ta'hat, est révélateur de la place qu'occupent les
petits actes dans toute la Torah.
DU PERFECTIONNISME A
L'ABANDON
La plupart des idées et résolutions splendides finissent généralement éthérées dans le vide.
Une des spécificités
de la tradition juive est la place de l'acte dans la vie quotidienne. L'acte
religieux est omniprésent. Un juif engagé dans la Torah agit toute
la journée à travers différentes mitsvoth (commandements).
Le judaïsme est une religion concrète qui attend des interventions
concrètes de l'homme. Or, combien l'homme est réellement capable?
Un des paradoxes de la
vie est le contraste qui existe entre la volonté d'agir d'une part et
la capacité de réaliser cette volonté d'autre part. L'espèce
humaine est à la quête permanente d'un perfectionnisme. Elle n'aime
pas les demi-actes. Tout doit être entier et parfait. On veut agir, pourvu
que le résultat soit magnifique et imposant. L'effet de notre acte doit
être important et tangible; de préférence grandiose et spectaculaire.
Or, la réalité
veut justement que l'homme ne parvient à produire que des petits résultats,
des concrétisations n'ayant rien de spectaculaires et qui sont souvent
plutôt insignifiantes et minables. Ce fait déplaît et contrarie;
ceci peut même être décourageant et démoralisant,
au point que souvent cela ôte l'envie même d'agir. Et, en fin de
compte, des grandes intentions du départ, il n'en reste plus rien. La
plupart des idées et résolutions splendides finissent généralement
éthérées dans le vide.
Quelle était l'intention
initiale dans l'histoire de la 'akéda? Que l'homme puisse avec
amour donner à D.ieu ce qu'il a de plus précieux.
Certes, le projet signifierait
l'expression de l'amour ultime possible entre D.ieu et l'homme. Néanmoins,
la réalisation telle qu'elle ne faisait pas partie du dessein divin et
D.ieu obligea Abraham à renoncer au projet. Que fit-il ensuite? Contrairement
à toute attente, il agit tout de même et il fait autre chose; il
accomplit un tout petit acte. Il amène ce bélier insignifiant
et sans valeur. C'est peut-être souvent tout ce dont l'homme est capable
dans ce monde. Mais Abraham a agi! Et c'est par cela qu'il est devenu le premier
ancêtre caractéristiquement juif! Abraham a laissé par cela
à tout jamais des traces tangibles de ses intentions et de ce fait tout
lui est compté comme s'il avait réellement sacrifié son
propre fils! L'amour entre lui et D.ieu se trouve désormais définitivement
scellé.
Et, c'est cela la signification
du terme utilisé: ta'hat, en dessous. Le bélier n'est point
"à la place"du fils; rien ne peut venir à sa place et
certainement pas le piètre animal, il n'est que ta'hat, en dessous.
Un petit reflet, une ombre ou un souvenir. Toutefois, c'est le fait d'aller
néanmoins accomplir un acte concret et tangible qui confère à
l'être humain sa véritable grandeur.
SAVOIR ACCEPTER LA REALITE
Un attrait certain existe
dans les grandes idées. Cependant, lorsque ces grandes idées ne
s'avèrent pas réalisables, on doit savoir admettre que l'intérêt
final de ces très grandes idées est justement de générer
au moins des tout petits actes!
L'utilisation du terme ta'hat
dans ce sens dans la Torah n'est nullement limité à la 'akéda,
au sacrifice d'Isaac. Une fois conscient de l'orientation de ce mot, nous le
retrouvons dans de nombreux autres endroits de la Torah.
Ainsi nous voyons Adam,
le premier homme, remercier pour le fils que D.ieu lui a accordé après
le mort de Abel:... `et il appela son nom Chet, car D.ieu m'a accordé
(= chet) une autre descendance à la place de Abel que Caïn a tué.'
Le grand drame au début
de l'histoire de l'humanité: Adam et Eve ont deux enfants, Caïn
et Abel. Le premier, dans un coup de colère, se rend coupable de l'acte
atroce de fratricide et les parents sont ravis de leur plus jeune enfant. Peut-on
avoir un autre enfant "à la place"? Est- ce que vraiment, jamais
un autre enfant pourra occuper la place du garçon défunt? En effet,
ici aussi la Torah emploie le terme ta'hat, en-dessous.
Adam et Eve ont certainement
rêvé de voir revivre leur fils Abel qui leur fut si cruellement
arraché. Cependant ils ne se sont pas obstinés, ils se sont laissés
consoler et ils ont accepté la charge et la bénédiction
d'un autre enfant. Ta'hat ! Pas vraiment à la place. De loin pas!
Toutefois ils ont accepté la réalité de la vie et que cette
vie doit continuer avec d'autres enfants.
L'enseignement de la 'akéda est que pour le ta'hat il n'existe pas d'excuse et qu'il nous incombe d'agir un minimum.
Nous retrouvons ce motif
dans la vie quotidienne des façons les plus différentes. Par exemple,
lorsqu'une de nos connaissance est cruellement éprouvée. On réagit
souvent en disant spontanément: Il faut que j'aille l'aider, le prendre
en charge, le consoler. On a là de ces grandes et bonnes intentions.
Toutefois, souvent - pour des raisons tout à fait valables - on ne parvient
pas à aller aider l'ami. Et que fait-on alors? Rien. Même pas la
lettre ou un petit mot, même pas le coup de fil - parce qu'il parait dérisoire...
L'enseignement de la 'akéda est que pour le ta'hat il n'existe
pas d'excuse et qu'il nous incombe d'agir un minimum.
Une autre fois nous sommes
remplis de bonheur par les bonnes nouvelles pour un de nos proches. On souhaiterait
vraiment lui envoyer milles fleurs pour l'occasion. Bien sûr on ne le
fera point. Mais, au moins qu'on lui en envoie ne serait-ce qu'une seule, une
carte ou un geste tangible quelconque...
Des fois on est bien conscient combien l'homme doit remercier son D.ieu le Créateur.
Aussi, souhaiterait on faire une une prière exceptionnelle chargée
de ferveur et de concentration. Pourtant, de tant de concentration on sait qu'on
n'est pas capable. Que fait-on donc? Rien. Même pas une petite prière,
même pas une sans ferveur. On ignorera tout ce qui est ta'hat...
Nous voyons la souffrance
qui règne dans ce monde. Nous sommes confrontés à tous
ces gens en misère. Nous aurions peut-être désiré
les aider tous mais, bien sur, cela nous est impossible. Alors nous ne faisons
rien. Or, pour l'un ou deux parmi eux nous aurions quand même pu contribuer
à participer à les soulager de leur souffrances...
LA LOI DU TALION, LE PRINCIPE
DE "L'EN-DESSOUS"
Encore un autre ta'hat
appartient à la fameuse Loi du Talion : "oeil pour oeil, dent pour
dent". Avec ce principe aussi il s'agit peut-être d'une des plus
grandes idées de la justice parfaite et entière du monde. Quel
est le concept contenu dans cette règle? La notion est simple: un homme
a involontairement blessé son prochain et celui-ci est désormais
privé de l'organe vital de la vie. Existe-t-il vraiment un remboursement
quelconque possible? Est-il juste que l'agresseur continue de jouir de sa pleine
vue voyant la victime infirme à vie? L'agresseur, en homme de parfaite
foi, se sent peut-être capable de posséder encore son propre oeil
et il ne comprend pas comment il pourra continuer à vivre normalement
avec celui-ci.
Ce que la Torah nous dit
réellement à ce sujet est ayin ta'hat ayin, oeil ta'hat
oeil. Ici aussi la Torah nous confronte au principe de l'en-dessous. La Torah
prescrit un dédommagement matériel: mamon, tout simplement
de l'argent. Mais cet argent n'est que ta'hat, un lointain souvenir de
la justice parfaite. D'une part, plus que ça ne nous est pas possible
mais d'autre part ce tout petit peu -si peu soit il- est impératif :
à l'agresseur d'accepter de dédommager de la sorte malgré
le ridicule de ce geste "miniature" et à la victime d'accepter
que ce n'est pas l'idéal ou rien.
Nous ne pouvons admettre
que cette Loi du Talion est représentative pour toute la justice d'un
monde d'une façon générale. Cette justice est très
loin d'être parfaite. Des gros truands qui restent le plus souvent impunis
et des grand voleurs avec leur fortunes à l'abri. A quoi bon, dans des
conditions pareilles, tenter même faire un semblant de justice sur terre?
Toutefois, le ta'hat nous enseigne que nous ne devons pas remettre en
question le principe de la justice. Ceci doir rester l'ambition et la cible,
et le tout petit peu de justice dont l'homme est capable doit être réalisé
à tout prix!
ENTRE SUBLIMATION ET
ACTES CONCRETS
L'homme doit apprendre que ce sont justement les petits engagements, simples et concrets, réalistes et réalisables qui font la différence.
Ces idées peuvent
être relues dans une autre information de la Torah: Veha'arets mita'hat
lachamayim. Et la terre qui est en-dessous (ta'hat) du ciel. Ce ta'hat,
ce en-dessous, n'est pas un renseignement géographique. Chacun connaît
la localisation de la terre par rapport au ciel. Ce ta'hat est une notion;
un concept dans la création. La terre est en-dessous du ciel. C'est le
ciel qui génère et contient les grandes idées. Lorsque
celles-ci doivent être appliquées sur terre il n'en reste que "un
dessous", un ta'hat.
Le monde physique n'est
point capable de matérialiser la sublimation du monde des idées,
provenant du ciel. La terre ne possède pas ce potentiel de faire pleinement
cristalliser les plus belles de nos pensées. Par sa nature, elle est
ta'hat, plusieurs niveaux en-dessous de l'idéal. Toutefois c'est
ce petit peu qui impérativement doit être réalisé
par nous, faute de quoi notre vie sur terre ne présente plus aucun intérêt!
Le principe de ce ta'hat recouvre toutes les domaines de la vie, intellectuels
comme affectifs, sociaux comme comportementaux.
Chaque année l'homme
se retrouve à Roch Hachana avec les mêmes bonnes intentions et
résolutions. Et chaque année il fait le constat que ces résolutions
de l'année précédente n'ont point tenu. Où est l'erreur?
Une des leçons de
la 'akéda est que les grandes intentions doivent donner au moins
des petites résolutions. Si la pureté de notre âme à
Roch Hachana nous fait prendre des engagements forts et idéaux, il est
fort probable que les actes ne suivront pas. L'homme doit apprendre que ce sont
justement les petits engagements, simples et concrets, réalistes et réalisables
qui font la différence.