“Je suis juif, je suis sioniste” ; “le sionisme, mouvement de libération juif” : voici les slogans que nous opposons au vote infamant de l’O.N.U.
En fait, qui voulons-nous convaincre de notre assurance, les autres ou nous-mêmes ? Cette question pourrait être posée d’une manière plus générale : “Sommes-nous juifs face au monde, ou le sommes-nous face à nous-mêmes, réellement, intérieurement ?” L’appellation Juif (ou “Israélite” si vous préférez), avec ce qu’elle a de sens réel, est-elle d’origine juive ou est-elle l’invention des nations ?
Nous savons que le nom du troisième patriarche était Jacob-Ya’aqov, “celui qui s’agrippe” - en l’occurrence, celui qui s’agrippe au talon de son frère rival et ennemi, Esaü. Celui-ci traduisait Jacob par “tricheur”, ’aqov voulant aussi dire contourner.
A un certain moment, ayant battu l’Ange - l’Ange d’Esaü, précise la tradition - Jacob exigea de celui-ci qu’il le bénisse. “Ton nom ne sera plus Jacob, mais Israël, car tu as pu résister aux hommes et aux êtres célestes”, lui concéda l’Ange (Genèse chap. 32, vers. 9). Ce nom lui fut plus tard confirmé dans une vision prophétique.
Plusieurs textes de ce genre, où le Juif est confronté tour à tour à sa conscience et aux peuples pour recevoir ensuite la confirmation ou le blâme de D’eu, montrent que l’on ne se réalise définitivement que face aux autres, que, de fait, on porte son nom en fonction du monde.
Dans les versets qui encadrent le récit du combat de Jacob avec le messager céleste, un paradoxe a attiré notre attention. Après avoir résisté opiniâtrement à l’Ange, Jacob dut, le lendemain, affronter Esaü. Ayant appris que celui-ci venait à sa rencontre accompagné de quatre cents guerriers, il se fit précéder de ses serviteurs, auxquels il recommanda : “Si Esaü te demande qui tu es, où tu vas, et à qui sont destinées ces choses, tu répondras alors : ‘A ton serviteur Jacob ; c’est un présent pour mon maître Esaü, et il se trouve d’ailleurs derrière nous.’ ” Arrivé devant son frère, Jacob se prosterna humblement et lui témoigna toutes les marques de respect.
Peut-on imaginer que l’intrépide Jacob se soit effondré à ce point devant son frère ? Ou cet homme qui est connu dans la Bible comme incarnant la vérité et la droiture aurait-il agi par simple hypocrisie ? Certains commentateurs nous suggèrent la réponse suivante : Jacob a agi de la sorte par souci d’authenticité. Il savait qu’il ressortirait fortement marqué de ce face à face, quelle qu’en fût l’issue. Il a donc décidé que cette rencontre se déroulerait au moment et de la manière de son choix.
L’Ange qui allait droit au but l’effrayait moins que l’homme qui l’entraînerait dans une surenchère d’orgueil et de puissance, car tant la victoire que la ruine aliènent la personne. La suite du texte corrobore la même idée : désarmé par l’humilité de son frère, Esaü essaya de l’entourer de gentillesse. Jacob, humble mais ferme, refusa ses avances.
Nos Sages taxent de morsures les baisers d’Esaü. Aussi longtemps que celui-ci n’aura pas reconnu la véritable identité de son frère, autant que leur relation devra être celle de l’arrogance ou de la condescendance affectée, elle ne pourra déboucher sur rien de constructif.
“Les bénédictions de Bil’am, disent nos Sages, occasionnèrent la mort de vingt-quatre mille Juifs.” Ils voient ainsi le rapport entre les discours hautement admirateurs du prophète ennemi et les erreurs commises par notre peuple peu après.
Une dernière citation : le récit biblique (II Rois, chapitre 20) relate qu’après que Jérusalem eut échappé miraculeusement à la puissante armée assyrienne et que son roi Ezéchias fut guéri d’une maladie incurable, la Babylonie envoya des ambassadeurs pour exprimer toute l’admiration qu’elle avait devant la grandeur de la Judée. Ezéchias les accueillit chaleureusement et leur montra fièrement tous les recoins de son palais. Sur quoi le prophète Isaïe présagea : “Viendront les jours où tout ce qui se trouve dans ta maison et tout ce que tes pères ont assemblé sera emporté en Babylonie et tes descendants seront des eunuques dans le palais du roi de Babylone.”
La tradition orale précise que le roi avait cru bien faire de montrer à ses hôtes le Sanctuaire et les Tables de la loi. C’est pourtant ce qui suscita la colère de la Providence : “Comment, l’esprit d’Israël est exhibé pour faire l’orgueil d’un monarque ? Il est un atout dans le jeu des rivalités des Nations ? Cela annonce la fin.”
Une autre précision est donnée par la tradition orale : celui qui avait pieusement organisé ce pèlerinage en Israël, celui qui avait tenu à ce que les lettres de créances contiennent les termes “Paix au grand D’eu, paix à Jérusalem, paix au roi Ezéchias” n’était autre que Nabuchodonosor, futur conquérant d’Israël et destructeur du Temple.
Dès que le Juif se définit par rapport à l’approbation d’autrui, il en devient la proie. Les rapports avec d’autres peuples sont importants, mais uniquement s’ils se font face à face et non sous forme de flirts dangereux.
Paradoxalement, c’est au moment de sa circoncision qu’Avram (Av-Ram : Père du peuple Aram) reçut le nouveau nom de Avraham : Père des nations, et que sa femme Saraï (ma princesse) devint Sarah (Princesse du Monde - Genèse chap. 17, vers. 5 et 15). C’est en se singularisant qu’Israël apporte son message aux autres. Notre peuple n’a pas uniquement la Bible à transmettre au monde, mais aussi la manière d’être vraiment un peuple.
Ces nations qui rivalisent font la course à je-ne-sais-quoi, ces gouvernements qui proclament à qui mieux mieux leurs bonnes intentions, et ces états qui s’agglomèrent en blocs impersonnels pour étaler leur grandeur et leur force, pourraient s’inspirer heureusement de ce peuple bafoué qui n’a jamais senti le besoin de faire de la publicité autour de lui, qui n’a jamais voulu dominer pour affirmer sa grandeur.
En fait, le seul peuple qui possède une identité intrinsèque est le peuple juif, et voilà précisément ce qui explique la hargne des autres. “Ce peuple qui réside seul et qui ne se confond pas parmi les nations”, disait le prophète midianite, “il réside comme un lion et un léopard, qui pourra l’ébranler ? [...] Ceux qui te bénissent seront bénis, ceux qui te maudissent seront maudits.”
Mais laissons donc à Bil’am le soin de nous bénir et voyons ce que cela pourrait signifier en pratique. Le peuple juif a donc une manière très dynamique et réelle d’exprimer son être. Un mode de vie journalier, une pensée adaptée à la vie, qui fait que le peuple juif peut être lui-même sans dépendre de l’admiration d’autrui.
“Il se lève comme un léopard, se dresse comme un lion et ne se couchera pas avant de manger son butin...” (ibid.) : la tradition orale précise que ce passage fait allusion à la constance et à la régularité de l’expression de la vie juive, comme le chema’ et les tsitsith.
Mais abordons la réalité : nous constatons, de ce point de vue, que nous vivons une des plus graves crises de notre histoire. Cette crise se poursuit depuis deux siècles. Comment expliquer que Moïse Mendelsohn, qui n’a voulu opérer qu’une petite ouverture du ghetto sans remettre en cause le fond de la pensée et l’action juives - du moins c’est ce qu’il prétendait - s’est retrouvé avec tous ses petits-fils convertis au christianisme, comme d’ailleurs une grande partie de la population juive de Berlin à son époque ? Comment expliquer cette tendance effrénée des Juifs libéraux à vouloir ressembler aux Chrétiens, tendance qui s’est souvent soldée par l’abandon pur et simple du judaïsme. Comment comprendre enfin l’abandon et le désintéressement de la vie juive qui se fait sentir dans tant de milieux à l’heure actuelle ?
Il semble bien que l’épreuve la plus dure de notre peuple est celle de l’ouverture des ghettos, épreuve qui est loin d’être terminée. Ce ghetto que nous n’avions pas choisi (nous nous en sommes bien passés avant la période des Croisades) était devenu le cadre normal de notre existence. Nous n’étions pas préparés au changement.
Or, est venu le moment où le monde a recommencé de s’intéresser à nous. Rares pourtant étaient les voix qui admettaient qu’il s’agissait de réparer un tort. Il s’agissait plutôt de se pencher avec bienveillance sur le cas des Juifs en leur faisant comprendre que l’égalité devait se “mériter”.
Et nous nous sommes laissés prendre au piège. Nous avons commencé à voir ce monde qui nous avait réduits à des parias comme la grande société dont il fallait s’attirer des faveurs. “Sois un homme à l’extérieur et un Juif chez toi”, disait Mendelsohn. Des phrases de ce genre suffisent à faire perdre tout amour propre effectif, car, dès qu’une minorité commence à se regarder avec les yeux du monde environnant, elle en devient effectivement le parasite. La société en place est toujours “normale”, et le marginal qui se définit uniquement en fonction d’elle, automatiquement, ne l’est pas. Ainsi, ce processus d’aliénation n’a rien d’étonnant et ce Juif du temps de Mendelsohn qui a voulu uniquement se régulariser un peu, engendra tout naturellement des fils et des petits-fils ayant à un tel point perdu leur identité qu’il leur était impossible de comprendre la motivation et le sens de la moindre mitsva.
C’est Jacob qui avait commencé à guetter avec anxiété le sourire d’Esaü et qui allait nécessairement tomber dans le piège tendu par celui-ci.
Certes, apprendre l’allemand n’est pas un crime, avoir de la culture générale n’est pas un rejet automatique de la Tora. C’est l’esprit dans lequel ces changements se sont réalisés qui était vicié. On comprend mieux, dorénavant, l’attitude intransigeante de l’ “orthodoxie” qui refusa tous les compromis et les faveurs du monde extérieur ; plutôt rester “bêtement” juif que de devenir dupe de la bienveillance du bourreau.
Et c’en fut ainsi de la Haskala, du Yiddihisme, du Libéralisme, de toutes ces tendances qui voulaient garder l’identité, le “patrimoine culturel juif” tout en tuant le Juif lui-même. “Pourquoi m’en voudriez-vous d’être juif ? Le judaïsme n’est qu’une religion, une culture comme une autre. Considérez-moi simplement comme un homme israélite.”
Vint l’amertume des pogroms, des tueries, des chambres à gaz... Dégoûté, le Juif se mit à réagir dans le sens inverse. Finie l’aliénation, vive la liberté ; retrouvons une patrie, nous nous sommes transformés, nous sommes devenus une Nation, nous avons droit à notre terre. Nous aurons notre liberté. Que les peuples le sachent, de gré ou de force !
Qui est juif ? Eh bien ! est juif qui n’est pas goï. Est juif qui n’est pas attaché à une terre étrangère, mais à sa terre, à Israël. Cette terre où l’on ne fête pas Pâque, mais Pessa’h, où le jour de repos est le Chabbath et pas le dimanche. Cette terre dont les fouilles dévoilent un patrimoine millénaire, cette terre où l’on n’étudie pas Homère, pas Voltaire, mais la Bible. Y a-t-il dorénavant de la place pour poser le problème juif, le problème de l’identité juive ? Je crains que oui ; l’angoisse avec laquelle cela est souvent fait le prouve clairement. Nous sommes toujours fonction des autres ; nous ne cherchons plus la bienveillance mais l’admiration, plus l’intégration mais la reconnaissance de notre identité ; c’est la même équation au négatif. En fait, nous essayons de nous définir comme tous les autres nationalismes... et l’Histoire ne semble pas nous accorder cette facilité.
Pour que le peuple juif retrouve toute sa dignité, il faut qu’il soit authentiquement lui-même et cela n’est pas encore le cas. L’admiration béate d’après la guerre des Six Jours, la démystification d’après Kippour nous ont trop bouleversés. Certes, aucun des droits acquis ne devrait être remis en cause ; certes, c’est soulageant de ne plus devoir baisser la tête devant le goï, mais le fond du problème n’est toujours pas résolu. Israël n’a pas retrouvé sa personnalité depuis que les projecteurs sont braqués sur lui. Dans un sens, nous nous sommes plutôt éloignés de la solution par le fait que nous avons voulu rompre avec une histoire deux fois millénaire.
C’est une offense et une trahison que de mettre en exergue la révolution du Ghetto de Varsovie en voulant oublier ceux qui sont fièrement restés juifs jusqu’au bout ! Cette trahison demeurera aussi longtemps que l’héroïsme du “sale Juif” sûr de ses valeurs et bravant le monde ne sera pas vraiment compris. Aussi longtemps que nous ne nous identifierons pas totalement avec lui, nos réponses seront toujours faussées. On ne voit à l’heure actuelle que sa prétendue soumission. Ce “Juif du ghetto”, bossu, caricaturé, qui refuse de s’humilier devant le goï a quelque chose de titanique face au sportif israélien qui déploie tous les efforts pour pouvoir participer aux Jeux Olympiques, sans même se poser le problème de savoir si cette compétition détient un sens positif quelconque, voire si le chabbath doit être profané en son honneur.
Pourquoi notre peuple officiellement libre laisse-t-il si peu entendre une opinion réellement juive face aux questions auxquelles il doit répondre ? Qu’en diriez-vous, pour conclure enfin, si au lieu de palabrer sur l’identité juive, on essayait de se définir de l’intérieur, de se demander comment faire, comment penser pour réaliser les buts millénaires de la Tora ? C’est la seule manière de comprendre son identité ou plutôt de ne plus ressentir de problèmes à son sujet.