Nous avons parlé
plus haut, au chapitre 28, du fossé qui a séparé
les Pharisiens, qui représentaient le courant dominant, des Sadducéens,
les Juifs qui suivaient seulement la Tora écrite, chacun décidant
des interprétations à lui donner. Nous avons également
expliqué, au chapitre précédent, comment les massacres
de rabbins par Hérode et les ingérences de celui-ci dans la hiérarchie
du Temple, sans parler de ses efforts en vue d'une plus grande hellénisation
des Juifs, ont contribué à une corruption générale
de la prêtrise.
Mais nous n'avons pas parlé
de ce qui fonctionnait bien dans le judaïsme.
D'une part, toutes les institutions
normatives - les yechivoth, les synagogues, etc. - étaient dirigées
par des Juifs appartenant au courant pharisien et fonctionnaient normalement.
Il y avait encore un Sanhédrin, la Cour suprême juive, encore que
ses pouvoirs aient été sévèrement limités.
Plus important, les enseignements
des rabbins et la chaîne de leur transmission étaient restés
sans être perturbés.
Le premier paragraphe des
Pirkei Avoth (" Traité des Principes ") rappelle comment cette
chaîne a été maintenue, à partir de Moïse, puis
de Josué, des prophètes, des membres de la Grande Assemblée
et ainsi de suite.
Quand Chim'on ha-Tsaddiq,
le dernier membre de la Grande Assemblée, est mort en 273 avant l'ère
commune, une période a commencé appelée celle des zougoth,
les " paires ".
A partir de ce moment, il y a toujours eu deux rabbins pour préserver la tradition juive. L'un d'eux était le Av Beith Din (" Président du Sanhédrin "), l'autre était appelé le nassi (" Président "). Toutes ces " paires " sont énumérées dans les Pirkei Avoth.
La dernière "
paire " a été peut-être la plus célèbre
: Hillel et Chammaï.
Hillel, qui était
venu de Babylonie en Israël, était très pauvre. Le Talmud
rapporte d'intéressantes anecdotes sur sa pauvreté et sur son
amour de l'étude de la Tora. Par exemple, il était si pauvre qu'il
ne pouvait même pas verser les quelques sous qu'il fallait payer pour
entrer dans le Beith haMidrach, la maison d'étude. Aussi, pour pouvoir
participer à l'étude, s'asseyait-il sur le toit et écoutait-il
à travers une lucarne. Un jour, il faisait un froid si intense qu'il
s'est évanoui. Les étudiants présents dans la salle se
rendirent compte soudain que quelque chose empêchait la lumière
de passer. Ils montèrent sur le toit, l'y trouvèrent et le ranimèrent.
Malgré sa pauvreté,
qui n'avait eu aucun impact tellement les gens respectaient sa sagesse, Hillel
accéda au poste de nassi. A la même époque, Chammaï
fut nommé Av Beith Din.
Les écoles de Hillel et de Chammaï sont restées célèbres pour leurs controverses en matière de loi juive.
Les écoles de Hillel
et de Chammaï sont restées célèbres pour leurs controverses
dans les divers domaines de la loi juive. L'un de leurs débats porte
sur le point de savoir si l'on doit dire à la mariée, le jour
de ses noces, qu'elle est belle même si ce n'est pas vrai. L'école
de Chammaï considère qu'il n'est pas permis de mentir. Celle de
Hillel, en revanche, estime qu'une mariée est toujours belle le jour
où elle est prise pour femme. (Talmud, Ketouvoth 16b-17a). C'est l'école
de Hillel qui l'a emporté. De fait, la loi juive est aujourd'hui généralement
conforme aux opinions de l'école de Hillel. Le Talmud ('Erouvin 13b)
en explique la raison :
Une voix divine a déclaré : " Les paroles des deux écoles
sont des paroles du Dieu vivant, mais la loi suit les avis de l'école
de Hillel. "
Mais pourquoi la loi suit-elle
les avis de l'école de Hillel ? Le Talmud explique que les disciples
de Hillel étaient doux et modestes, qu'ils approfondissaient tout autant
leurs propres opinions et celles de l'autre école, et qu'ils mentionnaient
humblement les opinions de l'autre école avant la leur.
UNE EPOQUE DANGEREUSE
Il faut rappeler qu'à l'époque du premier Temple, quand les Sages
débattaient sur des points de la loi juive, ils ne s'engageaient pas
dans des disputes interminables. Pourquoi les choses ont-elles été
différentes à celle du Temple d'Hérode ?
Environ 1 300 ans s'étaient
écoulés depuis le Sinaï. Le peuple juif avait été
exilé de la terre d'Israël, et il avait dû, à son retour,
faire face à beaucoup de luttes. L'influence des Grecs, le conflit avec
la domination grecque, et la corruption des souverains hasmonéens, avaient
tous laissé de profondes cicatrices. Il y avait eu ensuite l'occupation
romaine et la corruption laissée par Hérode.
En raison de cette agitation,
le niveau d'érudition diminua au sein du peuple juif, avec comme résultat
un manque croissant de clarté. De fait, le procédé oral
de transmission commençait de s'effilocher sur les bords. (Le Talmud
n'avait pas encore été écrit, mais le moment allait bientôt
venir où les rabbins décideraient la mise par écrit de
la Tora orale pour éviter qu'elle se perde.)
Bien évidemment,
quand on lit aujourd'hui ces controverses dans le Talmud - et il en contient
des milliers - on s'aperçoit que les rabbins ne s'opposent pas sur des
questions fondamentales (du genre : " Un Juif peut-il manger du porc ?
"). Il s'agit généralement de problèmes mineurs, sans
incidences réelles, le plus souvent, sur l'application pratique de la
loi juive. Beaucoup de discussions touchent à des principes théoriques
sans aucun effet sur des situations concrètes.
Il est très important de comprendre que, malgré les controverses,
il a toujours existé une limite infranchissable au-delà de laquelle
aucun courant juif fidèle à la tradition ne s'est jamais aventuré.
Elles ont toutes concerné des petits détails, ce qui veut dire
que tout le monde a toujours été d'accord sur les grands.
UN DECLIN SPIRITUEL
Mais même si ces controverses
n'ont porté que sur de petites choses, nous devons les tenir pour regrettables,
parce qu'elles n'ont pas signifié seulement une baisse dans le niveau
d'érudition, mais, bien plus important, une baisse du niveau spirituel
du peuple juif. C'est ce que l'on appelle les yeridoth hadoroth : les "
baisses des générations ". Plus les Juifs étaient
proches du Mont Sinaï, chronologiquement parlant, plus claires étaient
les choses.
Il est très important
de comprendre comment le peuple juif a toujours considéré le processus
de transmission. L'homme moderne pense que plus nous avançons dans l'histoire,
plus nous bénéficions de ses progrès technologiques, et
donc meilleurs nous sommes. Cela n'est pas une idée juive, ni historiquement,
ni spirituellement parlant, ni du point de vue de la loi. Selon la pensée
juive, l'homme ancien était spirituellement plus avancé. Et en
ce qui concerne le processus de transmission, plus proches nous étions
du Mont Sinaï, chronologiquement parlant, plus les choses étaient
claires.
Le processus de transmission
qui a accompagné le peuple juif est un des aspects les plus extraordinaires
de son histoire. Le fait que la Tora orale soit passée pendant des milliers
d'années de génération en génération et qu'elle
ait été appliquée sous les civilisations les plus diverses
sans que ses structures de base s'en soient trouvées modifiées
est une chose prodigieuse.
Mais plus les Juifs étaient
proches du Sinaï, plus ils étaient porteurs de spiritualité,
et plus nettement ils comprenaient la volonté de Dieu. Aujourd'hui,
nous en sommes les plus éloignés et elle est devenue de plus en
plus indistincte. C'est pourquoi nous n'avons pas l'autorité pour abroger
la loi juive telle qu'elle a été instituée par les Sages
qui sont venus avant nous. C'est là une conséquence fondamentale
de tout le processus de transmission.
Les disputes ont marqué
le début d'un processus qui va rendre le judaïsme beaucoup plus
complexe. De plus en plus de discussions et de controverses vont voir le jour.
Cette période va être marquée par le symptôme d'un
problème lourd de conséquences qui tourmentera le peuple juif
: la discorde.
La discorde entre les Sadducéens, les Pharisiens et les Zélotes
a créé une atmosphère de " haine gratuite " qui
a sapé l'unité du peuple juif au moment même où il
s'est révolté contre Rome.
Notre prochain chapitre : La " grande révolte ".
Traduction et adaptation de Jacques KOHN